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Billet de blog 2 décembre 2011

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le marché, le réglement et la valeur "citoyenne" des habitants

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La valeur des habitants fixée par le marché et le règlement administratif, au nom de la République Française

La République Française, par des lois démocratiquement élaborées, a mis en place une nomenclature de valeurs implicites attachées au mot français , en attribuant des caractères figés aux habitants en matière de race, de classe et de genre, un ensemble d'assignations culturelles subjectives. La force du Droit devient alors proportionnelle à la valeur du statut . En effet, les services publics utilise cette nomenclature pour ouvrir ou non l'accès aux droits en élaborant une cotation qui impacte notamment ce qu'on pourrait appeler alors le marché-droit du logement, le marché-droit du travail , le marché-droit des prestations sociales , le marché-droit de l'éducation nationale, etc. Les stigmates imputés, en disqualifiant les personnes, limitent leurs droits de citoyen et baissent la valeur marchande du niveau des services auxquels elles pourraient prétendre . Les services républicains deviennent trop luxueux pour elles. A contrario, quand le service public devient trop médiocre pour les détenteurs des statuts les plus élevés, des services privés sur mesure leur sont élaborés, que des impôts, ou des remises d'impôts, leur financent .

Concrêtement , des personnes intégrent, par un système élaboré hiérarchiquement à partir de ces statuts de classe, race et genre, les différents corps administratifs et politiques de l'Etat, des collectivités et des grandes entreprises, et organisent la répartition des responsabilités politiques, économiques et administratives au nom de La République :

les autorités qui décident : les grands élus, les hauts fonctionnaires, les présidents des grandes institutions et entreprises

Les organisateurs qui exécutent : ils sont au service des citoyens mais dépendent des donneurs d'ordre et sont, comme ces derniers, choisis parmi les citoyens les plus méritants, et bien nés de préférence . .Ils trouvent les solutions juridiques, administratives et techniques .

Les citoyens reconnus à part entière : ils choisissent avec une plus ou moins grande latitude les élus et les contre-pouvoirs de contrôle de ces autorités.

Les exclus du système, qui par définition n'ont pas la possibilité d'agir, sont inaudibles (sauf à s'assimiler à La norme et mériter de devenir citoyen, et même exécutant ou décideur). Ils doivent tendre à l'invisibilité publique ou n'avoir comme visibilité que le marqueur social (lié aux stigmates) qui justifie la présence dans le lieu des citoyens, la « polis » : l'uniforme du travailleur pour tâches subalternes . Les lieux de l'exclusion sont cependant assez hermétiquement gardés : la banlieue, la cité, voire la prison ou le foyer, l'hôpital psychiatrique : les sub-lieux pour sub- alternes, sub-citoyens.

Précisons que ces assignations sont effectives dans les sphères du Pouvoir de la République mais sont moins opérantes si l'on s'éloigne des enjeux de pouvoir et de concurrences induits, car la République française est démocratique . A ce titre, elle peut reconnaître tous les citoyens . La création artistique, intellectuelle, la pratique sportive, la vie associative dans l'esprit de la loi 1901 (sans but lucratif) , l'amitié, l'amour, la plage, ou même la terrasse de café sont le plus souvent des terrains de Liberté, quand il n'y a pas d'institutionnalisation et de professionnalisation .

C'est la liberté de demander l'égalité des droits (= la citoyenneté) qui est spoliée par la discrimination systémique . Notre République conceptuelle , verbale, autorise le discours libre des idées , de préférence formellement bien formulées, du fait de son attachement à l'idée de la démocratie , en réalité du marché-droit de la liberté d'expression, mais invalide l'expression par l'acte, qui n'émane pas des élites républicaines , expertes en République, en Démocratie, en norme définitive . L'Ordre républicain fait alors violence, pour sauvegarder son système . L'expression concrête, pour mettre en oeuvre la liberté d'obtenir l'égalité des droits effectifs républicains est en effet prohibé, pour vice de forme. La parole autorisée peut agir avec violence mais l'action de rue, comme modalité d'expression, si elle émane de personnes de statut faible, ne peut pas parler... Il n'y a pas possibilité d'interroger, de dialoguer , ailleurs que dans l'entre-soi policé des salons républicains où l'on parle et l'on comprend la langue de Molière ou le langage administratif . Tout autre français , du fait de l'accent , de la syntaxe ou de la grammaire, ou de modalités non pré-codées par le dictionnaire est incompris et négligé .

La devise républicaine – Liberté, Egalité, Fraternité - est utilisée comme un concept idéel et sacré, ( un privilège républicain !), et non comme un moyen concrêt de faire, de réaliser de la République. Le temps et l'espace, le tangible est sorti par l'universel républicain de La France éternelle – sous chloroforme.

1 L'Autorité qui décide, qui qualifie.

Ils surplombent , par la puissance du Droit Républicain , au-dessus du temps et de l'espace

« la référence persistante à la loi permet d'enchainer discrêtement les gens en légitimant simultanément les dirigeants et les dirigés . Les premiers respectent le formalisme du droit, sont prêts à instituer les règles qui les instituent comme pouvoir suprème même s'ils se devront ensuite de les respecter, tandis que les seconds ne font «que» respecter le loi » Béatrice Hibou, Anatomie politique de la domination édition la découverte 2011

« Deux significations de « représentation » sont impliquées l'une dans l'autre : représentation dans le sens de « parler pour » comme en politique, et représentation dans le sens de « re-présentation », comme en art ou en philosophie . Puisque la théorie n'est aussi qu' « action », le théoricien ne représente pas le groupe opprimé (ne parle pas en son nom). Et, assurément, le sujet n'est pas perçu comme une conscience représentative (qui représenterait la réalité de manière adéquate) . Ces deux sens de la représentation – d'une part, à l'intérieur de la formation étatique et de la loi, et, d'autre part , dans la prédication d'un sujet- sont liés mais irréductiblement discontinus. Le fait de recouvrir cette discontinuité d'une analogie présentée comme une preuve est ici encore le reflet de l'attribution paradoxale d'un privilège au sujet . » G.C. Spivak les subalternes peuvent-elles parler éditions Amsterdam 2009

Ces deux extraits nous permettent de comprendre comment Le même Droit et la même Politique sont compris et utilisés de manière différente selon que l'on soit sujet en pleine citoyenneté de manière active , ou que l'on soit (sujet) objet non participant à l'élaboration des Textes.

Les représentants sont censés re-présenter les citoyens : ils se représentent les citoyens – ils attribuent la citoyenneté (ou non) ou ils résolvent un problème : ils l’évacuent . Ces hommes -le plus souvent- ont compétence pour décider, et sont reconnus dans ce statut de délégué de la République . C'est par ces attributions qu'ils sont des hommes publics : Monsieur le Maire, Monsieur le Président de tel organisme, Monsieur le Directeur etc. Mais ils deviennent abstraits, et objectivement absents, au moment de l'exécution de l'action qu'ils ont ordonnée, par exemple une évacuation d'un lieu où les gens habitent depuis quelquefois 20 ans (le lieu et les gens sont présentés comme le problème) ; et l'action devient elle-même abstraite à leurs yeux et reste à l'état de conjecture théorique, la résolution du problème, de l'équation qu'ils ont posé . Pour justifier cette évacuation, au propre et au figuré, les décideurs vont rendre invisible et étranger le « problème » et vont eux- mêmes être invisibles et étrangers , transparents pour les victimes de leurs décisions .

Les qualifications discriminatoires :

La double assignation qui vaut pour le lieu et la personne qui l'habite : invisible et provisoire . L'amalgame du lieu et de la personne, l'absence d'adresse .

La faible nomination, ou son omission, du lieu qui assigne :

Le lieu d'habitat est nommé bidonville, au regard du marché-droit du logement, afin de justifier l'évacuation . Le lieu de relogement est nommé cité de transit . Ces nominations mal classifiées juridiquement : bidonville; cité de transit ou d'urgence, ou logement transitoire , sans statut clairement défini par ceux qui ont autorité pour qualifier, permettent ainsi d'échapper aux règles de droit et autorisent la violence du dénigrement du lieu. Eloigner du Droit permet de rendre invisible un territoire , et à fortiori les droits de ses habitants . Une autre façon d'éloigner est de ne pas situer géographiquement les cités sur les plans et les cartes des villes, faire disparaître les lieux-dits stigmatisés devenus des no-man's-lands, des non lieux pour non citoyens reconnus .

L'assignation à la « race », étranger-français (ou « d'origine immigrée ») : faire un tri par représentation identitaire

Les autorités vont créer un français non national , ils vont rendre étrangers ceux qui les dérangent : être désigné arabe ou gitan discrédite la personne rendue incompatible avec la désignation français de la république et elle devient donc étrangère par essence, au marché-droit de l'administration , sauf à être reconnue française, comme les papiers d’identité l’attestent. Cette disqualification est particulièrement opérante en matière de droit civique et du logement, du droit à l'enseignement et la formation, ou sur le marché du travail .

L’assignation à la classe sociale : main d'oeuvre , pauvre :

Le travailleur précaire , assigné à être étranger et ou invisible, est dans la catégorie figée, naturalisée : PAUVRE, c'est à dire à la fois sale, paresseux, travailleur et modeste. Il est dans la « classe » du travailleur qui n'accède pas aux moyens financiers autorisés aux citoyens . Le statut social du pauvre correspond à une apparence non distinguée , sale . Il est reconnu comme travailleur puisqu'il est accepté socialement , parce qu'il fait le travail, mais avec une plus faible protection sociale . Mais il est intrinsèquement paresseux, parce que notre république reconnaît les méritants et ne le reconnaît pas . Il est modeste puisque, par définition, il accepte ces assignations, et ne fait pas valoir d'ambitions républicaines audibles .

On parle de sexisme, de racisme, il faudrait rajouter le « classisme » ou le « pauvrisme », ou au moins la « misérophobie » .

2 les exécutants : les petites mains de la République

Schématiquement, on peut dire que la division genrée de l'administration républicaine établit une séparation marquée et une hiérarchie entre les rôles de l'application de la Loi, du juridico-policier , plus masculins et les rôles du soin (le care), plus féminins. On pourrait appeler « gestion neutre » les espaces de gestion transversaux qui permettent des rencontres contradictoires prenant en compte les intérêts exprimés par les usagers concernés , où la présence des contre-pouvoirs est administrativement reconnue .

La gestion au masculin . La force du Droit : ordonner et obéir

Ces métiers masculins et hiérarchisés en réfèrent aux autorités situées dans le Centre du pouvoir . Les gens de la Périphérie connaissent une relation virile avec ces services publics mais pas ou peu de proximité, en tous cas pas de dialogue . Ils sont à l'écart, ou au contact ponctuel . Mais dans les discours et les réunions du Centre où ils sont absents physiquement, les administrés éloignés du pouvoir sont omniprésents, surtout dans les débats ou les rapports des experts .

La gestion au féminin, dans la durée : La compassion

Les métiers du care -le soin, la protection, l'enseignement- supposent au contraire de s'approcher durablement des habitants, amènent à avoir un rapport situé dans le temps et dans l'espace . La relation est ici du côté du maternel (plus que du féminin), et plus éloignée mais soumise au pouvoir hierarchique d'une gestion « masculine » de l'administration. Naturellement, le care professionnel s'adresse au care familial. Les filles, les mères sont les personnes sur lesquelles s'appuient de façon privilégiée les politiques d'action sociale . Paradoxalement, former les mères, à la fois pour qu'elles maternent mieux et pour qu'elles apprennent un métier lié le plus souvent au soin, domestique, sera un argument mis en avant pour libérer les femmes .

La gestion au neutre, ouvrant la porte au dialogue va peu à peu progresser

Les outils du service public de la démocratie (la citoyenneté et les droits sociaux) - tels que l'information préalable à la décision, les lieux de recours et de discussion , les évaluations contradictoires des politiques publiques - se multiplieront peu à peu dans le cadre de la modernisation de la République , et grâce à la ténacité des militants associatifs notamment. Ils atténueront ces frontières genrées dans l'Administration pour les citoyens de la République . Sur la longue période, de l'après-guerre à nos jours, cette forme d'une gestion plus participative, plus proche des citoyens, plus efficace sera recherchée . Souvent la « neutralité » prendra la forme de la professionnalisation, de la technicisation . Décentralisation et déconcentration seront les maîtres mots de la modernisation de l'administration .

Concernant les zones les plus exclues, éloignées des lieux du Pouvoir, du fait des statuts de faible valeur des citoyens y vivant, la République fait d'abord et toujours appel à la police et à la Loi pour gérer un territoire et pas des habitants . Des assistantes sociales issues des administrations du care, mais néammoins citoyen.nes de mieux en mieux reconnu.es, vont négocier l' autorisation d' étendre leur champ d'intervention dans l'optique de faire réparation du déficit de dialogue. Un mode de gestion hybride à la fois territorial(urbain), social, et ouvert à une possibilité de dialogue à titre expérimental va voir le jour dans les années 80 . Ces périmètres expérimentaux, et ces instances exceptionnelles de gouvernance vont devenir un mode de gestion spécifique , hors du Droit Commun de la République .

La gestion par subsidiarité , sub , formalisé par le zonage géographique

Des dispositifs spécifiques contractuels de partenariat interinstitutionnel se substitueront à ces espaces de recours, de participation des habitants , et créeront une géographie administrative contractuelle, pour les « territoires prioritaires », les « zones urbaines sensibles » disposant d'une gouvernance propre à l'écart du pouvoir politique central . Le zonage administratif sera le système importé de la culture d'ex-métropole pour élargir les possibilités de dialogue tout en limitant la démocratisation : une gestion « sub-neutre », et la légalisation de fait de statuts d'ultra marins, de populations, de banlieusards, de périphériques aux côtés des citoyens (centraux, de souche, d'européens, de la région X ou Y etc) .

Sans lieu de paroles reconnu dans les instances traditionnelles, sans lieu juridiquement bien établi dans les nouvelles instances toujours expérimentales, quand une parole de désaccord des habitants de périphérie émerge, elle est hors cadre , mal polie (obscène) et donc inaudible, illégitime, voire formellement illégale et ainsi répréhensible et sanctionnée .

Des travailleurs sociaux d'un nouveau type vont faire fonction de médiateurs entre l'Administration et les habitants . Ils finiront par se substituer aux habitants et parler à leur place. Les responsables administratifs vont se substituer aux responsables politiques pour assurer la « gouvernance » de territoires « spécifiques » . Les fonctionnaires des services publics, les professions libérales et les entrepreneurs de ces « quartiers spécifiques » s'adresseront désormais à ces nouveaux techniciens en cas de problèmes d'intérêt général .

Les habitants, hors statut désormais, sont ainsi formellement et légalement, statutairement, évacués de la citoyenneté républicaine . NB : ils gardent leur droit de vote bien sûr, même s'ils n'ont pas la capacité économique de se présenter aux élections . La constitution d'association sera le seul accès citoyen efficace, même si la précarité économique et politique va en limiter les développements . Seul le champ social pourra être investi par la vie associative, et cela permettra d'améliorer de façon déterminante des situations d'exclusion ponctuellement.

Le travail social pour les espaces infra- républicains de la périphérie.

On commence par résorber un « bidonville » en construisant une « cité de transit », à la limite du financement du logement social de droit commun : on ne peut pas accueillir toute la misère de France, avec notre système de redistribution sociale trop généreux . On a alors résolu un problème, déplacé une population d'un site où elle gênait vers un lieu en béton où elle ne dérangera pas trop . . .un ghetto ? Puis, peu à peu, par entêtement du réel, se posera la question de la présence du problème déplacé, du ghetto . Un nouveau problème est amené par les professionnels du travail social : l'intégration du ghetto à la République, ou à la Nation . La jurisprudence de l'acte fondateur entériné, une construction à la marge des lois républicaines en contradiction avec son éthique proclamé, le nouveau problème constitué sera l'intégration progressive des territoires infra républicains .

C'est la question des paliers à établir entre le fonctionnement du dedans, la cité enclavée, et les logiques du dehors , la civilisation française et ses normes . Deux injonctions sont faites aux travailleurs sociaux :

-protéger les enfants de la République : les éloigner de la saleté, des mauvaises manières des « étrangers », et donc diaboliser ces pauvres pour justifier une impossible mixité sociale = racisme + misérophobie .

-favoriser l'entrée dans la République de ces « petits » sauvageons, amenés à devenir « en grandissant » de potentiels citoyens français .

La notion Dedans - Dehors est un concept qui va être au coeur des nouveaux métiers du travail social et urbain : des politiques d'intégration, de géographies administratives, de zonages en tous genres, et de médiateurs entre dedans et dehors . Ces travailleurs sociaux vont s'éloigner eux-mêmes physiquement du public qu'ils prétendent aider et vont devenir des poseurs d'écran pour cacher et montrer par une scénographie spectaculaire et médiatique ce que l'écran cache, les « cités reléguées ». Progressivement, par substitution, les travailleurs sociaux vont représenter les habitants auprès de l'Administration , et par extension auprès des médias et de la Société . Et ils vont aussi représenter « la Société » auprès des habitants . Ils vont ainsi favoriser par devers eux la fracture sociale , ou plus exactement l'institutionnaliser en justifiant les concepts de l'intégration , de la cohésion sociale .

Les travailleurs sociaux vont, à leur insu, permettre d'éloigner politiquement les citoyens -sous-qualifiés en République- en fabriquant des paliers d'accès à la citoyenneté , dont la mise en place de plafonds de verre limitera fortement l'accès aux paliers suivants . La conséquence de ce mode de représentation sociale et politique c'est l' abus de pouvoir érigé en système dans la gestion des services publics, ou en tous cas l'utilisation permanente de pouvoirs exceptionnels.

Bonaventure

3 décembre 2011

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