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Billet de blog 27 mars 2020

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La donnée, charbon du XXI ième siècle

Sous la forme d'une fantaisie littéraire, une tentative d'expliquer l'accélération exponentielle du monde, dans ce moment, où soudain nous pouvons nous re-approprier, un peu ? notre temps.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

- Tout cela c’est de la faute à Waterloo.

Jonathan s’allume une cigarette, bascule le siège en arrière sur deux pieds, recrache la fumée dans le ciel. Nous sommes là avec Lucien, Marie, Lucille, autour de la table chargée d’assiettes, de miettes, de verres de vin, en apesanteur dans le jardin attenant la bicoque de Jonathan. Jonathan, on l’a rencontré l’après midi même, dans le centre de Toulouse, alors que nous procédions à une nouvelle immobilité. Nous étions là, dans l’Immobile, au cœur de la grande rue piétonne qui donne sur le Capitole. Cela prenait bien, une cinquantaine de passants avaient vite compris l’enjeu, nous avaient rejoints, dans l’Immobile, et l’humeur de la rue n’était déjà plus la même. Jusqu’à ce qu’une balayeuse nous oblige à partir. On avait entendu le moteur dans notre dos, puis senti les poils de ses brosses chatouiller nos chaussures, et il avait bien fallu déguerpir, se remettre en mouvement. Depuis quand la voirie nettoyait t-elle les rues d’un centre ville bondé un samedi après midi de soldes ? Cela ne faisait que confirmer notre intuition.

Avec Lucien, Marie, Lucille, depuis quelques temps déjà, on formait comme une équipée, qui voyageait de ville en ville. Par nos actions d’’Immobile, nous tentions de comprendre cette sensation d'accélération permanente quasi inéluctable, insaisissable, qui flottait dans l’air et que nous nommions le flux. Nous cherchions son origine. Et même si cette notion est très vaste, le flux, nous prenions source là où il nous semblait le plus palpable. Immobiles, de ville en ville, nous plongions dans le flux urbain, nous goûtions sa singularité, tentions d'en saisir la composition. De ville en ville, nous affinions nos outils : immobiles mais non figés, souple façon roseau et non chêne, se laisser traverser par le flux et non être en résistance... Et bien sur, avant chaque intervention, pitonner les mots- ancre dans l’urbain parce que le flux est parfois si violent qu’il peut t’emporter, jusqu’à ne plus savoir qui tu es.

Ce samedi là, donc, à Toulouse, après l’intervention de la balayeuse, suivie des forces de l’ordre qui voulait vérifier si nous avions une autorisation pour être immobiles dans la ville, nous nous étions retrouvés dans la bicoque de Jonathan. C’était une belle journée, le soleil à l’horizon devenait plus doux, nous finissions quelques grillades, quelques bouteilles. Et Jonathan, en hôte courtois semblait entrain à nous faire un peu d’histoire :

- En 1815, à Waterloo, Napoléon prend une déculottée. A l'instant même où la victoire des anglais ne fait plus de doute, un pigeon décolle du champ de bataille, traverse la Manche se dépose dans la cour d'un jeune baron. A la patte du pigeon, il y a un mot : Angleterre. Le jeune baron file sans attendre à la Bourse de Londres, donne l'ordre de vendre ses obligations françaises qui ne valent plus rien puisqu'ils ont perdu la guerre. Et d'acheter les anglaises qui valent beaucoup, puisqu'ils ont gagné la guerre. A ce moment là, le jeune baron est le seul à avoir l’information, les autres attendent toujours les coursiers qui reviennent à cheval. Et c’est comme cela qu’il fait fortune. Rothschild. Le baron de Rothschild.

Jonathan se redresse sur sa chaise, allonge le bras, dépose la cendre dans son assiette, tire une bouffée se recale, les deux pieds en suspension. Lucille regarde le soleil se coucher, Marie retire une à une, les allumettes d’une boite et les disposent en tas sur la table. Quand à Lucien, il attrape la dernière merguez qui refroidit dans le plat en inox.

- Rothschild est le premier à avoir compris que pour gagner dans la finance, il faut la primeur de l’information. Les autres aussi l’ont compris. Après le pigeon, il y a eu le télégraphe. Après le télégraphe, le téléphone, le telex etc... Et aujourd'hui, ce sont des câbles, de la taille d'un cheveu qui remplacent le pigeon. Par exemple, il y a un de câble qui est enterré sur plus de 5000km, qui passe sous l'Atlantique, qui relie la bourse de Londres et celle de New York, et dans lequel les informations, les données, circulent en 64 millisecondes.

Lucille semble écouter d’une oreille, elle guette la lune qui, à mesure de la disparition du soleil à l’horizon, s’affirme dans le ciel.

- Mais la vérité, c’est que le câble en question, ils viennent de le retirer entièrement pour gagner 6 millisecondes. J’ai vu l’interview du PDG d’une des boites qui travaille là dessus et qui disait qu’ils commençaient être ennuyé parce qu’ils vont bientôt être limités par la vitesse de la lumière...

- Attends, il y a un truc que je comprends pas.

Lucien marque un temps, boit une goulée pour faire descendre le bout de pain trempé dans le jus de la merguez et interroge :

- Moi, avant de basculer dans l’immobile, j’étais prof de science nat, j’ai quelques notions de physio. Bon, le temps de réaction humain c’est 14millisecondes, cligner des yeux, c’est 30 milliseconde, donc ça sert à quoi que les trucs arrivent si vite que les mecs ont à peine le temps de cligner des yeux ?

- C’est bien pour cela qu’il n’y a plus de mecs. 90 % des opérations boursières sont réalisées par des ordinateurs, ce qu’on appelle le Trading haute fréquence : HFT en anglais. Les machines du HFT envoient un ordre boursier à la nano seconde.

Tandis que Marie empile les assiettes dans un coin de la table et commence à aligner les allumettes les unes à coté des autres, Jonathan vérifie si tout le monde perçoit ce qu’est une nano-seconde :

- 0,000 000 001 seconde. Dit autrement, les machines du HFT peuvent envoyer un milliard d’ordre d’achat ou de vente en une seconde. Je te prends un exemple, par exemple, tu peux choper les courbes sur le web, donc regarde, là si tu fouilles bien, par exemple là, tu vois, le jeudi 19, il s’est échangé 201 326 189 titres entre 14h00mn00s0000ms000µs00ns et 14h00mn00s0003ms900µs9ns

Personne ne dit rien, Lucien regarde Jonathan, il attend la suite.

- Le HFT ce sont des calculateurs, ok, ultra puissants, avec des algorithmes dans le ventre, chaque banque a le sien, ils leurs donnent de jolis noms comme Shark, Terminator, d’accord ? Donc, les algorithmes, on les nourrit de données via les tuyaux tirés entre les bourses, ils digèrent et décident à la nanoseconde ce qu’il faut acheter ou vendre. Tiens, tu vois là, le creux sur la courbe, regarde : société Knight Capital. Elle a perdu 180$ par milliseconde, soit 440 millions en 30 minutes. Et là Regarde : Bats Global, sa cotation à l’ouverture était 15,25 $. 900 millisecondes plus tard, elle valait 0,2848 l'action. En 1 seconde et demie, son capital est passé de 91 millions de dollars à quasi zéro. C’est ça, parfois il y a des bugs, notamment parce qu’une des données qu’utilisent les algorithmes, c’est justement comment les autres algorithmes, ceux de la concurrence, se comportent, donc cela devient comme une espèce de battle entre les machines et tu te doutes bien qu’à cette vitesse, les courtiers ont un peu de mal à suivre.

Jonathan écrase la cigarette sous sa chaussure et pose le mégots dans la pile d’assiette. Marie assemble les allumettes, dessine une forme à 4 pattes, Lucille les yeux au ciel, scrute la lente ascension de la lune, un ange passe, Lucien vérifie que la bouteille est vide, récupère les assiettes, se dirige vers la cuisine et depuis la fenêtre qui donne sur le jardinet, relance :

- Je voudrais tenter un truc, tu vas me dire.

- Je t’écoute, Lucien.

- On est d’accord pour dire qu’aujourd’hui, l’économie reste l’outil de gouvernance du monde, au-delà la démocratie etc... L’économie dicte la marche du monde, même si ça nous plaît pas forcément, c’est ça non ?

- C’est une triste réalité, mais oui.

- Donc l’économie est le moteur du monde.

- C’est rapide mais pourquoi pas.

- Et ce qui fait tourner l’économie aujourd’hui ce n’est plus la production industrielle, c’est la bourse, le capitalisme financier.

- En grande partie, oui.

- Or tu me dis que la bourse à 90 % c’est le HFT, algorithmes.

- Tu m’as bien entendu, ça fait plaisir.

- Donc si l’économie est le moteur du monde / Si l’économie est non industrielle mais financière / Si l’économie financière c’est le HFT, les algorithmes : Alors les algorithmes sont les moteurs du monde. Il te reste quelque chose à boire ?

- Pffff souffle Marie, un moteur qui tourne à la nanoseconde, normal d’être crevée quand tu rentres du boulot.

Et tandis que Lucien commence à fouiller dans les placards sous l’évier, elle poursuit :

- En fait, tu veux dire que l’algorithme est la vapeur du XXI ième siècle ?

Lucien se redresse triomphant une bouteille à la main :

- Qu’est ce tu dis Marie ?

- Je dis au XIX ième siècle, avec la révolution industrielle, le moteur de l’économie c’était la vapeur, donc si je poursuis ton raisonnement, aujourd’hui, la vapeur, c’est l’algorithme.

- Très bon ça, dit Lucien, on continue ! Donc pour la vapeur, il y avait le charbon. Et pour l’algorithme, le combustible c’est …. Il est où le tire bouchon ?

- La donnée ! S’exclame Jonathan, qui a glissé sous la table, pour trouver de quoi la caler : Le combustible de l’algorithme, c’est la donnée.

- Ok, tout le monde a ce mot à la bouche, dit Marie, la donnée, mais qui donne quoi en fait ?

- Pour faire simple, La donnée, c’est le passage d’un état à un autre, et peu importe quoi, c’est un truc qui change, c’est tout. Par exemple : là tu me vois pas -Jonathan surgit de dessous la table-, là tu me vois : changement d’état, donc donnée. Là tu me vois pas, tu me vois pas, tu me vois pas, rien ne se passe, là tu me vois, changement d’état : donnée. Et ce qu’il se passe entre les deux, c’est rien. Là tu me vois pas, on va appeler ça zéro, là tu me vois, c'est un, là tu me vois pas, c'est zéro et là un. Voilà. Et entre les deux, rien. Pour produire de la donnée, il faut du mouvement, tout simplement.

- Là c'est zéro, là c'est un, là zéro, là un, et entre les deux rien, chantonne Lucien à chaque tour de vis du tire-bouchon dans le liège de la bouteille jusqu’au son sec de l’extraction. Marie courbée, sur sa bête en allumettes dont le dos se dessine, courbé et formée de crêtes, propose :

- Au XIXième siècle, pour faire circuler le charbon le plus vite possible, on a inventé le chemin de fer. Donc ton câble c’est un peu le rail du XXIième... Pour faire circuler les données le plus vite possible. Le point de départ des rails, c’était la mine. La mine de charbon. Là, ils sont où les gisements dans ton histoire ?

- A ton avis, Marie, il est où le minerai ?

- Qui fournit la donnée Marie ? pérore Lucien, le nez au goulot visiblement déçu. Toi, moi, lui : le minerai, c’est nous.

- Et un minerai cela s’exploite.

Et tandis que la lune de Lucille monte lancinante dans le ciel après que le soleil ait tiré sa révérence, Lucien verse une tournée à tout le monde, chacun vérifie qu’on est bien tombé en gamme dans la cuvée, cela annonce la fin de la soirée, la bête féroce de Marie a une gueule grande ouverte, Jonathan satisfait d’avoir calé la table, d’un petit caillou se rassoit. Et enfonce le clou :

- Plus il y a d’algorithmes, plus il faut de combustibles, plus il faut de combustibles, plus il faut de foreuses pour aller chercher le minerai. Dans notre cas, la foreuse, ce sont les appareils connectés : le téléphone, la voiture, le frigo, la brosse à dents même. Chacun de tes changements d’états, produisent une donnée, enregistrée et acheminée vers le moteur.

- Ok, dit Lucien, donc si je ne bouge pas, plus de combustible.

- Exact.

- Donc faut que je bouge.

- exact.

- Pour que je bouge faut que je sois stimulé, que j’ai envie de bouger

- Exact

- Donc : Coucou, tu veux une nouvelle voiture, coucou, tu veux une glace, coucou, tu veux faire du sport, coucou, tu veux aller au bout de tes rêves, tu veux des sensations uniques, vivre une expérience inédite,un truc de dingue…

- Peu importe quoi. S'agit d'attiser le désir ou plutôt la pulsion, pour maintenir un état instable : si tu es stable, tu ne produis pas de donnée.

Marie relève la tête, vérifie la gueule de son monstre, et dit :

- Et les déplacements du minerai doivent être rapides puisque ce sont des temps où il ne produit rien : entre zéro et un. Peut-être est ce comme cela que les villes se sont construites : fluidifier le flux au maximum jusqu’à balayer à la brosse, le minerai qui, immobile, ne produirait pas de donnée.

Alors Lucille tourne la tête, nous regarde, et dit de sa voix grave et douce :

- On ne peux pas être le minerai puisque ce qui définit notre humanité, c’est justement tout ce qui se trouve entre le zéro et le un : le doute, le rêve, l’incertitude. Ça ne tient pas votre truc.

Marie craque une allumette, son fauve nous scrute de ses deux yeux incandescents, on regarde la lune qui est presque pleine et presque rousse et on a plus rien dit.

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