Non, le présent conflit qui divise le FN, entre le Père et la Fille, épisode saillant d'une moderne mythologie, ne relève pas, comme le voudraient des commentateurs empêtrés dans leurs manipulations, d'une « Opération de Marketting ».
C'est plutôt l'expression d'une difficulté significative, profonde et durable dans la vie de ce parti.
Les partis ont une origine et une histoire, chacun le sait, mais il faut insister sur le fait que leur origine et leur histoire les constitue ensuite dans la durée. Le parti croit et se renouvelle, en cadres et en adhérents à partir des principes, des moeurs, des idéologies au sein desquels il est né et au travers de son rôle dans différents épisodes historiques.
Si bien que les partis ont en quelque sorte une nature.
Pour en tenir compte et comprendre dans quel espace ils évoluent, ont doit considérer les grands accidents de l'histoire, et poser la question de la continuité.
Par exemple, la SFIO, Section Française de l'Internationale Ouvrière a été constituée pour renverser le système capitalisme et abolir le salariat et le patronat, établir au contraire la propriété collective des moyens de production. Comme l'indiquait son nom lui-même, elle était fondée sur l'internationalisme prolétarien et lors d'importants congrès, elle s'était engagée à s'opposer à la guerre au besoin par la Grève Générale.
Mais en définitive, les députés de la SFIO ont, en 1914, voté les crédits de guerre et jeté le peuple français dans cette monstrueuse boucherie (les socialistes Allemands ont fait de même, rompant de fait le même engagement). Un tel fait historique n'a rien de commun avec une « erreur » politique. Il témoigne d'un changement radical de perspective. Après cette date, adhérer et militer à la SFIO signifiait qu'on approuvait ce reniement, qu'on le justifiait par le patriotisme. Cependant, trompés, de très nombreux ouvriers avaient adhéré au chauvinisme prétendument patriotique et par voie de conséquence, continuaient de suivre de bonne foi ce parti, perçu comme, en gros, favorable à la cause ouvrière.
On pouvait alors parler de « double nature » : bourgeoise, par ce choix décisif de solidarité nationaliste avec les marchands de canons, et ouvrière, au travers des illusions d'une grande partie du prolétariat.
Si l'on suit l'histoire de la SFIO, on trouve d'autres grands moments qui vont dans un sens ou dans l'autre : dans le sens ouvrier avec les combats du Front Populaire, dans le sens bourgeois avec le vote des pleins pouvoirs à Pétain, dans le sens ouvrier avec la participation au programme du Conseil National de la Résistance, dans le sens bourgeois avec l'engagement de la guerre d'Algérie, etc.
Ensuite vient la question de la continuité. En 1969, la SFIO change de nom et devient le Parti Socialiste, abandonnant ces mots lourds de sens : internationale ouvrière, pour un mot plus vague. Puis en 1971, au congrès d'Epinay, elle élit à sa tête un pur politicien bourgeois, François Mitterrand.
On peut dès lors douter qu'il s'agisse de la continuité du parti fondé par Jean Jaurès pour renverser le capitalisme. Oui, de nombreux travailleurs votent encore pour ce parti, comme pour les autres partis, mais il n'est pas vrai qu'ils en attendent « le socialisme ».
À grands traits, et beaucoup trop vite, voilà ce que l'on peut dire au sujet de la nature d'un parti. La SFIO fut créée comme un parti devant renverser le capitalisme et instaurer le socialisme : c'était son génotype. Reculant devant le refus de la guerre, elle est devenue un parti visant à des réformes progressistes et renonçant au changement de régime : ce fut son phénotype, c'est à dire ce qui s'est exprimé de son génotype dans le développement concret du milieu social et historique. Finalement elle est morte en 1969-71 et c'est un autre parti dont il s'agit avec les années Mitterrand et aujourd'hui l'équipe Valls-Hollande.
Revenons au Front National. Pour rester dans un schéma d'analyse rapide et sommaire (qui suffira à ce que je souhaite établir), je n'évoquerai aucune des longues traditions françaises d'extrême droite : l'Action Française, la Cagoule, les Camelots du Roi, la parti de Doriot, celui de Déat, et quelques autres, puis le moment pétainiste sous l'occupation, où cette extrême droite vint au pouvoir ou à proximité, dans le contexte évidemment particulier de l'occupation allemande.
Au début des années 50, surgit un mouvement d'extrême droite qui remporte un large succès basé sur le refus de l'impôt et d'autres thèmes démagogiques, parmi lesquels un antisémitisme virulent, le mouvement de Pierre Poujade, dont Jean-Marie Le Pen est un cadre plein de dynamisme et de talent. Mais le Front National ne se constitue que plus tard, avec la frustration qu'engendre la défaite du camp « Algérie Française », la sédition OAS, les attentats contre le Chef de l'Etat, le Général de Gaulle. J-M le Pen réussissant à écarter ou marginaliser au fil des années ses concurrents, il fonde un parti de style fasciste basé sur l'anticommunisme et la xénophobie, un certain culte du chef, la mise au pas idéologique des fonctionnaires, des journalistes et des enseignants, ainsi que le renforcement des fonctions militaires et policières de l'Etat. Sur le plan économique, le FN proposait une doctrine ultra libérale, avec en particulier la suppression de l'impôt sur le revenu et la privatisation de tous les services de l'état (hors armée et police). Sur le plan social, un grand bond en arrière, avec le retour à la semaine de 40 heures, la suppression de la cinquième semaine de congés payés, le recul de l'âge de la retraite, etc.
Comme Le Pen est un homme qui pense, et pas seulement un pragmatique, il souhaitait mettre en évidence la continuité de sa filiation fasciste et c'est ce que voulaient signifier ce que la presse considèrait comme des incartades : une certaine complaisance avec le « révisionnisme », des jeux de mots à résonance antisémite, l'acceptation de l'héritage pétainiste, une certaine sympathie avec des thèmes mussoliniens et hitlériens (durant ses « années creuses », JM le Pen a commercialisé des disques de chansons nazies...) etc. Voilà, me semble-t-il, le génotype du FN.
Mais l'histoire suit son cours. Il ne suffit pas de planter la graine qui doit donner un arbre immense. S'il est mis dans une terre ingrate, on ne verra pousser qu'un monstre rabougri.
Pour qu'un rêve fasciste produise un grand parti puis un régime fascistes, il faut des conditions particulières, et celles-ci on jusqu'à présent profondément contrarié le destin du FN.
Ce qui lui est nécessaire, c'est une situation pré-fasciste. C'est à dire, pour nous servir de comparaisons historiques bien connues (toujours en simplifiant pour aller vite) : a) une grande humiliation nationale, b) un grand désastre économique et social, c) un danger communiste urgent, d) la présence et la puissance d'une collectivité pouvant être présentée comme « non nationale » et susceptible de jouer le rôle du bouc émissaire..
Dans ces conditions, le grand patronat préfère confier son sort aux extrémistes démagogues plutôt qu'aux partis bourgeois classiques. Il fait le pari qu'un tel parti soumettra à ses intérêts la partie la plus misérable du peuple, fermement encadrée et dupée.
On voit comme ces conditions furent présentes en Allemagne entre 1919 et 1935 : a) la défaite et le traité de Versailles, b) dix-huit millions d'Allemands souffrant de la faim, c) les mouvements révolutionnaires de 1919, puis de 1923, et la permanence d'un parti communiste très fort, d) un antisémitisme multi séculaire.
En France, on en est loin. Jusqu'à un certain point, les conditions étaient plus favorables pour un parti candidat au fascisme en 1962. a) la perte de l'Algérie, c) un parti communiste encore très fort. Mais la grande bourgeoisie a fait confiance au Général de Gaulle, sachant en particulier que le Parti Communiste Français n'entendait pas la menacer sérieusement (ce qui fut vérifié plus tard, en 1968).
Les circonstances actuelles sont encore différentes. Nous avons une situation sociale en forme de catastrophe dont on ne voit pas comment elle pourrait cesser de s'approfondir, et la soumission aux autorités de Bruxelles et aux traités européens peut être ressentie comme une humiliation nationale, mais de manière confuse et atténuée, puisqu'il est malgré tout difficile de voir, au sens fort du mot, la collectivité européenne (et son membre dominant, l'Allemagne) comme « ennemie » de la France. Nous avons également une importante communauté d'origine nord africaine souvent de religion musulmane. Mais le rejet des minorités arabes ou musulmanes dans la France d'aujourd'hui n'est en rien comparable à la profondeur de l'antisémitisme allemand (et d'Europe centrale) dans les années 1930. Par dessus tout, la faiblesse de l'opposition anti capitaliste ôte à l'hypothèse fasciste sa motivation principale.
Au total, donc, l'environnement n'autorise pas le Front National à se développer actuellement comme parti fasciste, c'est à dire, en particulier, à monter des bandes armées, à prendre l'initiative d'agressions anti arabes ou anti syndicales.
Pour sortir de l'impasse, et acquérir des positions dans le système, Marine Le Pen a fait le choix d'une orientation sociale prétendûment progressiste, totalement contraire à l'ancien programme social et économique du FN. Le programme actuel du Front National préconise un impôt sur le revenu plus progressif (plus élevé pour les plus riches), des augmentations de salaire, la défense des services publics, etc. Si l'on regarde de près, sur le site du FN, son programme, on y trouve de véritables « copiès-collés » du programme du candidat Hollande, en 2012. Concernant l'Union Européenne, Marine le Pen peste contre l'intrusion bruxelloise (ou berlinoise) dans les affaires nationales, mais n'envisage pas de violer les traités ni de renoncer à la monnaie unique. Comme Hollande en 2012, elle promet de « renégocier ».
En un sens, cette démagogie fait partie du plan d'un parti qui aspire au fascisme : il faut séduire la partie la plus malheureuse du peuple. Et comme la vraie gauche peine à s'unir et à se donner une visibilité, Marine le Pen tente ce coup audacieux pour « prendre le marché ». Mais c'est à la fois beaucoup trop, et beaucoup trop peu. Entre les deux tours des élections départementales, Sarkozy s'exclamait « Ne votez pas pour le FN, un parti dont le programme est celui d'une gauche radicale ! Un parti qui s'est réjoui du succès d'un parti Grec d'extrême gauche ! ».
Incontestablement, la stratégie de Marine le Pen est troublante. Mais elle ne mène à rien. Marine le Pen ne peut pas prendre, sur l'échiquier politique français, la place du PS, ni celle de la droite, ni celle d'une vraie gauche encore à construire, qui proposerait des mesures portant réellement atteinte aux intérêts des actionnaires et des rentiers.
C'est cette conscience que manifeste, avec une sorte de désespoir, le dernier éclat du Père : nous n'avons de place qu'à l'extrême droite, nous devons y demeurer et attendre des conditions plus favorables.
Mais cette position est également intenable : ce parti ne peut pas rester en position d'attente et ressasser des principes fascistes hors du temps.
Comme la nature politique a horreur du vide, posons-nous finalement la question : quel est le sens de la présence du Front National en politique, avec ses cinq à six millions d'électeurs (effectif globalement stable, et non, comme on nous le chante, en développement rapide) ?
La réponse est dans la tactique du « Front Républicain ». Le rôle du FN est celui de l'épouvantail. Pour « faire barrage au FN », il faudrait appeler les électeurs du PS, et même les électeurs de gauche, à reporter sur le candidat de droite comme ce fut fait, par exemple, sur l'Etang de Berre (avec comme résultat de cet appel obscène … la victoire du FN!).
Le FN a pour finalité de faire voter UMP dans certains cas, PS dans d'autres.
Il faudrait, dans le même but, appeler les électeurs de gauche à voter pour le PS (à telle ou telle élection), il faudrait donc perpétuer la confusion qui empêche une vraie gauche d'émerger.
Le FN n'a pas d'autre rôle en France aujourd'hui que de tenter d'interdire, au travers de la stratégie du Front Républicain, la construction d'une gauche indépendante. Précisément la seule force qui pourrait, un jour, dans une situation politique différente, s'opposer à l'émergence d'une force fasciste.