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Billet de blog 21 mai 2016

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Pourquoi la Grève Générale de 1968 a échoué

Le mouvement social tel qu'il se développe dans notre pays avec des grèves importantes, doit faire la jonction avec le mouvement politique, "La France Insoumise", faute de quoi l'un et l'autre échoueront.

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1968 pour les Nuls... Le 3 mai, au quartier latin, à Paris, un mouvement d'extrême droite, Occident, défile dans la rue. Des étudiants de la Sorbonne manifestent en réaction, et des affrontements se produisent entre les deux groupes. Les forces de police interviennent brutalement et quelques dizaines d'étudiants sont interpellés et emprisonnés. Le Recteur, sur ordre du ministère de l'intérieur, ferme la Sorbonne. Les jours suivants, des cortèges de plus en plus impressionnants, cinq mille, puis vingt mille, bientôt soixante mille étudiants, jeunes, travailleurs parisiens, parcourent les rues de Paris au cri de "Libéreznos camarades" et "Cen'est qu'un début, le combat continue". Le pouvoir ne cède pas. La police attaque avec violence, les manifestants ne cèdent pas. Nul ne sait qui, le premier, a eu l'idée de desceller quelques pavés de la chaussée et de les jeter sur les forces de l'ordre...

La nuit du 10 au 11 mai, le quartier latin se couvre de barricades et la bataille avec les CRS fait rage toute la nuit. Des photos spectaculaires paraissent dans la presse, pleines de pavés et de flammes, réveillant un imaginaire assoupi. La révolution, en effet. Des images de révolution. Seulement des images, à ce moment précis. Un autre mot d'ordre surgit dans le pays, une exigence : "Manifestationcentrale à Paris!".

Le samedi 11 mai le premier ministre du général de Gaulle, Georges Pompidou, cède. Il faut imaginer ce que signifie ce recul, après une nuit de barricades. La Sorbonne est rouverte et tous les étudiants emprisonnés sont libérés. C'est trop tard. Et le 13 mai, à l'appel de toutes les organisations ouvrières qui avaient tout d'abord été réticentes, c'est la grève générale. Un million de travailleurs, de jeunes et d'étudiants, défilent dans Paris.

Nouvelle et profonde surprise : ce qui, pour la gauche et les syndicats devait constituer la fin, victorieuse, de ces troubles, la grève générale d'une journée, n'en est en réalité que le début. La marée humaine déferle et le peuple prend conscience de sa force. Il n'y a pas que Paris qui voit se constituer d’immenses défilés : à Clermont-Ferrand, Nantes, Le Mans, Saint-Etienne, Lyon, Grenoble, Marseille, des dizaines de milliers de travailleurs et de jeunes manifestent aussi, dans toutes les grandes villes de France.

C’est alors que le fleuve ouvrier, le peuple, se met en mouvement. Le 14 mai les 2800 travailleurs de Sud-Aviation Nantes votent la grève illimitée, avec occupation de l'usine, pour leurs revendications : le retrait des ordonnances, la défense de la Sécurité Sociale. Le drapeau rouge flotte sur l'usine. Ils appellent à la grève de toute l'aéronautique. Le 15 mai l'usine Renault de Flins se met en grève, puis, le 16 mai, Renault Cléon, mais aussi Lockheed à Beauvais, L'UNELEC à Orléans.

Le jeudi 16 mai, c'est l'usine phare du prolétariat français qui bascule, les 60 000 ouvriers de Renault Billancourt. Leurs revendications : pas de salaire à moins de 1000F par mois, les 40 heures1 payées 48, la retraite à 60 ans, extension des libertés syndicales, sécurité de l'emploi. Dès le 17 mai cent trente entreprises sont en grève et occupées avec des revendications similaires.

Le 17 mai également, des entreprises du service public, la Poste, le Métro rejoignent la grève. Les revendications (à la RATP par exemple) sont : deux jours de repos consécutifs, semaine de 40 heures, augmentation égale pour tous, paiement des jours de grève. Les cheminots rejoignent le mouvement le 18 mai.

Parfois, la grève se déclenche spontanément, sans les syndicats, qui rejoignent le mouvement. Les dirigeants des centrales apparaissent déconcertés par ce mouvement qui leur échappe, mais ils tâchent d'en prendre la tête. Le comité confédéral national de la CGT se prononce, le 17 mai, pour : l'abrogation immédiate des ordonnances sur la sécurité sociale, la satisfaction des revendications fondamentales sur les salaires, la réduction de la durée de travail sans réduction de salaire, la diminution de l'âge de la retraite, une véritable politique de l'emploi...

À cette date, le mouvement est déjà pratiquement général. Les grèves sont décidées sans limitation de durée et sont accompagnées d'occupations. Souvent, les cadres et les patrons sont retenus dans leurs usines. Des comités de grève s'organisent, qui en général incluent les syndicats, mais sont plus larges.

Le secrétaire général de la CGT, Georges Séguy, précise en conférence de presse qu'il n'est pas nécessaire de lancer un mot d'ordre de grève générale illimitée. Passant dans une émission de radio, il est interpellé par un auditeur qui lui rappelle que selon ses statuts, la CGT a pour but ultime la disparition du salariat et du patronat. Le dirigeant a assez d'humour pour répondre : «Voilà une question qui me plait beaucoup ! Cet objectif reste fondamentalement celui de la CGT. Le mouvement actuel peut-il effectivement atteindre cet objectif ? S'il s'avérait que oui, nous serions prêts à prendre nos responsabilités. La question reste de savoir si toutes les couches sociales concernées sont prêtes à aller jusque là...».

Une position hardiment prudente. Mais la question ne peut pas avoir de réponse tant qu'aucune alternative politique n'émerge et n'est proposée. En ne lançant pas le mot d'ordre de grève générale illimitée, la CGT s'abstenait de faire le tout premier pas dans ce sens, alors même qu'il ne s'agissait que d'entériner l'état de fait.

L'alternative politique la plus naturelle, c'est un gouvernement ouvrier et paysan, un gouvernement populaire, assorti de la convocation d’une constituante. Le PCF est la principale force de gauche, à cette époque, et la masse de ses militants aspire au socialisme. Dans son journal, L'Humanité, le 25 mai, un journaliste note que les manifestants crient "DeGaulle dehors, gouvernement populaire", mais le parti ne juge pas bon de reprendre ce mot d’ordre à son compte, et pousse à des négociations avec le pouvoir gaulliste aux abois.

Pourtant, oui, les couches sociales concernées, comme dit Georges Séguy, sont, durant les deux dernières semaines de mai, particulièrement disponibles. La population soutient les grévistes : paysans et petits commerçants organisent des réseaux pour aider leurs familles sur le plan alimentaire. Comme beaucoup de dépôts d'essence sont fermés, le covoiturage s'organise spontanément.

De Gaulle est en place depuis dix ans. "Dixans, ça suffit !" disent les manifestants, et parmi eux, ouvriers, paysans, employés, mais aussi des cadres et de petits commerçants sentent que s'ils ne gagnent pas tout, ils ne gagneront rien et que l'avenir est menaçant. Pourtant, le pouvoir vacille. La police se terre. Plus un CRS nulle part. L'armée n'est certainement pas prête à sortir les tanks. On dit le général de Gaulle fort déprimé. On dit aussi qu'il va à Berlin, qu'il rencontre le général Massu, et aussi des dirigeants russes, lesquels lui auraient assuré que le parti communiste ne tentera rien.

Le PCF, était alors, il faut le rappeler, de loin le parti le plus puissant en nombre d’adhérents et le plus organisé de France (avec plus de 20% de voix aux élections). Il ne fera en effet aucune proposition politique susceptible d’ouvrir la voie à un gouvernement populaire.

Dès lors, le formidable mouvement de grève va s'étendre encore puis, sans perspective, lentement se désagréger. Le 25 mai, dirigeants syndicaux et patronaux siègent. Ces discussions aboutiront aux "Accordsde Grenelle". Ils contiennent en particulier des augmentations de salaire de presque 30% pour des millions de travailleurs, et de 10% pour d’autres. Mais aucune des revendications fondamentales de la grève n'est satisfaite : les ordonnances ne sont pas abrogées, pas de diminution de la semaine de travail (mais une vague promesse), pas d'abaissement de l'âge de la retraite (hormis, là encore, une vague promesse). Aussi, lorsque les dirigeants se présentent devant les ouvriers de Renault Billancourt, un cri fuse, bientôt unanimement repris "NeSignez Pas !". Profonde consternation des responsables syndicaux. La grève va rester forte encore durant presque trois semaines. Malgré l'acharnement des travailleurs, elle n'obtiendra rien de plus. Le soutien populaire, immense au départ, s'effrite à partir du mois de juin. À leur tour, les forces de la bourgeoisie se mobilisent. De Gaulle dissoudra l'assemblée et les élections enverront au Palais Bourbon une majorité de droite renforcée. Rien de surprenant : si les travailleurs ne parviennent à ouvrir une issue politique, les couches moyennes qui pouvaient envisager de les suivre, déçues, reviennent vers la classe dirigeante. Il faut un ordre pour que la société vive. Puisqu'il n'y a pas de perspective d'ordre populaire, ce sera l'ordre bourgeois. Cette grève géante, ce moment extraordinaire débouche donc sur un échec également stupéfiant.

1La durée légale du travail est de 40h depuis 1936, mais dans les faits, la durée moyenne atteint 46, voire 48h. 

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