Sur le conseil d’un ami, j’ai lu « La haine de la Démocratie », de Jacques Rancière. Après quoi, pour comprendre un peu mieux cet auteur, j’ai lu « La Mésentente ». Il me semble qu’il y a là une philosophie politique utile aux débats qui foisonnent aujourd’hui dans la « gauche de gauche ». N’étant ni philosophe, ni politicien, je me sens, innocent, à l’aise dans la présentation de ce que je crois avoir compris de la démarche de Jacques Rancière. De plus compétents que moi corrigeront mes propos.
Commençons par la fin. Je cite : La démocratie n’est ni cette forme de gouvernement qui permet à l’oligarchie de régner au nom du peuple, ni cette forme de société que règle le pouvoir de la marchandise. Elle est l’action qui sans cesse arrache aux gouvernements oligarchiques le monopole de la vie publique et à la richesse la toute puissance sur les vies. Elle est la puissance qui doit, aujourd’hui plus que jamais, se battre contre la confusion de ces pouvoirs en une seule et même loi de la domination.
La dernière phrase est sans ambigüité, c’est un appel, actuel, à la lutte contre le gouvernement oligarchique.
Je reviens plus en amont, et vais simplement tâcher de présenter la valeur de quelques mots : le peuple, l’égalité, le gouvernement, la politique, la démocratie.
Dans la société il y a les propriétaires, les gens bien nés, les maîtres de sagesse, et ces gens ont des titres à gouverner, ils ont part à la gestion de la cité. Les autres, qui ne sont rien de particulier, n’ont pas de part, mais n’étant pas esclaves, ils sont libres. C’est leur part. Ils sont le peuple. Mais tous les citoyens, aussi les riches, les biens nés, les savants, sont libres et sont le peuple. Il y a donc une ambigüité à propos des gens de rien, dont la part, la liberté, n’est pas leur part en propre, et qui se désignent comme partie, le peuple, par le nom du tout.
Il y a inégalité, puisque les uns ont des titres à gouverner (principalement d'ailleurs, la richesse), et pas les autres. Mais si les premiers dirigent les seconds, c’est qu’ils supposent que ces derniers non seulement entendent (comme un cheval ou un chien) mais comprennent leurs directives. Et en ce sens, qu’ils sont les égaux des premiers. Ainsi, toutes les inégalités sont fondées sur l’évidence de l’égalité.
Ces deux difficultés, instabilités ou contradictions, sont ce sur quoi va venir la possibilité de la politique et de la démocratie. Rancière appelle police l’ensemble des institutions, des textes, des comportements grâce auxquels la société fonctionne de manière à ce que chacun soit à sa place et fasse ce qu’il doit faire conformément à la part des uns et à la non part des autres. Ainsi, le juge doit juger et le forgeron, forger, le caissier de grande surface tient sa caisse, et j’ajoute pour plus de modernité, que le trader trade. Il s’agit donc d’un élargissement du rôle dévolu à la police selon l’usage ordinaire de ce mot.
La politique commence quand les lignes bougent d’une manière non conforme. Par exemple, si l’ensemble des caissiers et caissières d’une grande surface, dépassant le cadre simplement duel (prévu par la police) qui lie chacun et chacune au gérant, exigent en commun une augmentation de la durée des pauses. Ou lorsqu'une femme fait observer durant la Révolution que si des femmes peuvent être guillotinées, alors elles peuvent être élues (et déjà, voter). En effet, elle ne vote pas parce que la police la confine dans son rôle domestique. mais si elle peut être condamnée à mort comme (par exemple) ennemie de la Révolution, c'est qu'elle a un rôle public, elle doit donc voter et monter à la tribune comme citoyenne. Mais les exemples sont légion et viennent facilement à l’esprit. Ainsi, la rue appartient à chacun, et tout le monde peut y circuler avec l’accord de la police. Mais si cent mille personnes s’y promènent en même temps en rangs serrés, brandissant des banderoles, il peut y avoir de la politique dans la rue. S’il s’agit d’un défilé rituel, simulacre organisé par des directions syndicales en sachant par avance qu’il n’en résultera rien, on est clairement encore dans une forme bien rôdé de police. Mais si des centaines de milliers de gens de tous âges et de toutes conditions occupent pendant une semaine une grande place d’Istanbul, il s’agit de politique. La politique est ce qui dérange la police.
La démocratie, on le sait bien, c’est le pouvoir du peuple. À l’origine, le mot était méprisant, et il le reste assez largement. Le pouvoir du peuple a quelque chose d’un oxymore puisque le démos est justement ce qui n’a aucun titre à gouverner. Rancière rappelle qu’à une certaine époque de la vie politique à Athènes, on incluait une part de tirage au sort pour constituer certaines équipes dirigeantes. La démocratie a donc pu avoir ce sens, le pouvoir de n’importe qui. Il souligne par parenthèse que le meilleur gouvernant pourrait bien être justement celui qui n’a pas brigué le pouvoir…
Mais tout gouvernement est nécessairement exercé par « quelques-uns », ce qui se dit en grec francisé : oligarchie. Tout gouvernement est oligarchique. Ce n’est pas seulement une affaire de pouvoir de la richesse (du capital). Une autre oligarchie a surgit de la chute du pouvoir impérial et de la destruction des classes bourgeoises dans le Russie soviétique. Ce ne sont pas là des propos qui proposent la résignation. Ce que dit Rancière, au contraire, c’est qu’il ne faut pas rêver à une heureuse « fin de l’histoire ».
La démocratie, comme dit plus haut, est ce qui élargit l’espace de la politique. Ce sont les inégaux, en bas, qui prouvent par des actes qu’ils sont égaux. Car si le gouvernement idéalement démocratique est une chimère, pour autant tous les gouvernements ne se valent pas.
Je termine avec une autre citation, qui concerne notre système électoral : « De ce point de vue, on peut énumérer les règles définissant le minimum permettant à un système représentatif de se déclarer démocratique : mandats électoraux courts, non cumulables, non renouvelables ; monopole des représentants du peuple sur l'élaboration des lois ; interdiction aux fonctionnaires de l'Etat d'être représentants du peuple ; réduction au minimum des campagnes et des dépenses de campagne et contrôle de l'ingérence des puissances économiques dans les processus électoraux. (...). Ce que nous appelons démocratie est un fonctionnement étatique et gouvernemental exactement inverse : élus éternels, cumulant ou alternant fonctions municipales, régionales, législatives ou ministérielles (...) gouvernements qui font eux-mêmes les lois : représentants du peuple massivement issus d'une école d'administration; ministres ou collaborateurs de ministres recasés dans des entreprises publiques ou semi-publiques ; partis financés par la fraude sur les marchés publics ; hommes d'affaires investissant des sommes colossales dans la recherche d'un mandat électoral ; patrons d'empires médiatiques privés s'emparant à partir de leurs fonctions publiques de l'empire des médias publics. En bref, l'accaparement de la chose publique par une solide alliance de l'oligarchie étatique et de l'oligarchie économique ».
Ma parole, ça devrait être dans le programme de la gauche de gauche !
(Les citations sont tirées de « La haine de la Démocratie », Editions La Fabrique).
 
                 
             
            