Le présent billet propose de démontrer l’incohérence, pour ne pas dire l’hypocrisie constitutionnelle, que manifeste la décision n°2025-881 DC du Conseil Constitutionnel, validant une loi créant un régime d’exception pour l’accès à la nationalité française à Mayotte.
Tandis que le principe d’indivisibilité est brandi avec intransigeance pour éteindre toute velléité d’autonomie en Corse, il est ici interprété avec une ductilité remarquable pour justifier l’exclusion d'une population ultra-marine des principes fondamentaux du droit républicain.
Ce contraste révèle une conception profondément instrumentale du droit constitutionnel et appelle une critique acerbe du double standard républicain.
I. Deux poids, deux mesures : l’indivisibilité instrumentalisée
A. Le principe d’indivisibilité prétexté en Corse
La décision n°91-290 DC du 9 mai 1991, restée fameuse, avait frappé d’inconstitutionnalité une simple reconnaissance du « peuple corse » dans une loi organique sur la collectivité territoriale, au motif que « le peuple français est un, indivisible est souverain ».
Cette conception monolithique de l’Etat-nation, fondée sur une assimilation abstraite, produit une véritable cécité. Alors même que la Corse bénéficie d’une situation géographique, d’une langue, d’une histoire, d’une mémoire collective et d’un rapport à l’Etat radicalement singuliers, il est regrettable que l’ordre constitutionnel français refuse obstinément de prendre acte de cette réalité, de peur de fissurer la construction fictive de l’unité nationale.
Par l’utilisation abusive du principe d’indivisibilité, le Conseil Constitutionnel consacre un absolutisme normatif qui confond l’égalité des droits avec l’uniformité des statuts et entache du soupçon de la dislocation toute revendication citoyenne pourtant légitime et exprimée de manière démocratique au niveau local.
B. Le principe d’indivisibilité oublié à Mayotte
A Mayotte toutefois, cette même indivisibilité se mue soudain en variable d’ajustement. La loi validée par la décision n°2025-881 DC impose désormais que, pour acquérir la nationalité française à Mayotte, un enfant né sur le sol français ait deux parents résidant en situation régulière depuis au moins un an, avec présentation d’un passeport biométrique. Cette exigence, unique sur le territoire français, crée une rupture flagrante d’égalité entre les enfants nés à Mayotte et ceux nés ailleurs.
Le Conseil Constitutionnel valide cette atteinte au nom de l’article 73 de la Constitution, qui permet des adaptations législatives dans les collectivités ultramarines en raison de leurs « caractéristiques et contraintes particulières ».
Mais cette souplesse — censée être un outil d’émancipation — devient en l’espèce un alibi pour un régime d’inégalité et une grave régression des droits. On ne parle d’ailleurs pas d’ajustement mais de dérogation du droit commun.
Ainsi, la même indivisibilité qui interdit à la Corse de revendiquer une autonomie institutionnelle ainsi que sa singularité politique et culturelle devient subitement complaisante quand il s’agit de restreindre les droits des enfants et de justifier une discrimnation réelle à Mayotte. L’Etat français, d’un centralisme morgant sur les bords de la Méditerranée, devient curieusement permissif au milieu de l’Océan Indien.
II. Mayotte, territoire extra legem
A. Règne de l’inégalité
La loi du 7 mai 2025 crée un régime d’exception territoriale dans l’accès à la nationalité française. Cette distinction s’opère sur la base du lieu de naissance. Deux enfants naissent en France, l’un à Marseille, l’autre à Mamoudzou : le premier est présumé français, le second devra démontrer que ses parents remplissent des conditions supplémentaires. Et les conséquences sont gravissimes, en effet ces deux enfants nés le même jour sur le territoire français n’ont pas le même avenir juridique !
Une telle inégalité heurte de front non seulement le principe constitutionnel d’égalité devant la loi, mais aussi l’article 1er de la Déclaration de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Il semblerait que certains naissent cependant plus égaux que d’autres…
Cette différentiation procède d’un choix politique assumé : celui de restreindre l’accès à la citoyenneté en fonction de la localisation géographique et du profil sociologique de la population concernée.
Le Conseil Constitutionnel prétend que cette différence de traitement est conforme à la Constitution, au motif qu’elle serait en rapport avec l’objet de la loi — à savoir la lutte contre l’immigration irrégulière à Mayotte. Mais cette argumentation repose sur une logique utilitariste : la finalité démographique prime sur les principes. Or la jurisprudence constitutionnelle et européenne exige que les différenciations soient proportionnées, non discriminatoires et limitées dans le temps. Tel n’est manifestement pas le cas ici.
B. La bureaucratie contre l’intérêt supérieur de l’enfant
La condition selon laquelle les parents doivent fournir un passeport biométrique est particulièrement inquiétante. Elle suppose implicitement que l’Etat français juge recevable de subordonner la filiation, et donc la citoyenneté, à des documents émis par des Etats étrangers. Outre le fait que nombre de pays concernés ne délivrent pas de tels documents, cette exigence constitue une entrave manifeste à la reconnaissance de la filiation et, par ricochet, à la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant.
Dans une ironie cruelle, la République qui revendique l’universalisme des droits en exige une preuve conditionnée à la technologie biométrique d’un Etat tiers.
III. Mayotte, laboratoire d’un apartheid républicain
A. L’exception comme norme
La loi contestée est révélatrice d’une mutation inquiétante du droit applicable à Mayotte, qui ne relève plus de l’exception temporaire mais d’un régime parallèle. La justification invoquée, la lutte contre l’immigration irrégulière, est la même que celle avancée pour expliquer les expulsions massives, les centres de rétention pleins à craquer et les contrôles discriminatoires opérés en dehors de tout cadre constitutionnel robuste. De même, le droit du travail, le droit à la sécurité sociale, l’éducation, le droit de la famille — tous ces domaines font déjà l’objet de dérogations à Mayotte. La loi du 7 mai 2025 ajoute ainsi à cette longue liste un droit de la nationalité à géométrie variable.
Ce n’est plus l’exception qui confirme la règle ; c’est l’exception qui dévore la règle. L’égalité républicaine, naguère socle du droit public, disparait au profit d’une indivisibilité asymétrique, selon laquelle la République est une lorsqu’il s’agit de réprimer mais multiple lorsqu’il s’agit de discriminer.
Il faut avoir l’honnêteté intellectuelle de dire ce que ce système génère : une citoyenneté à plusieurs vitesses, des enfants à la citoyenneté conditionnelle et un droit constitutionnel qui a cessé d’être un bouclier pour devenir un vulgaire outil de gestion bureaucratique.
B. Cynisme juridique
La situation à Mayotte ne révèle pas seulement une rupture d’égalité, elle met en lumière une pathologie plus profonde : l’usage cynique et sélectif de la mémoire républicaine. Lorsqu’il est question de rejeter les revendications démocratiques corses, on convoque sans sourciller l’unité du peuple français, mais lorsque la finalité est d’exclure Mayotte du champ d’application des normes communes, plus un mot sur l’universalisme des droits.
Faut-il comprendre que l’unité nationale est un dogme intangible lorsqu’elle protège les intérêts centraux, mais qu’elle devient accessoire lorsqu’elle concerne les droits des plus vulnérables ? L’hypocrisie est flagrante quand la République se veut indivisible mais tolère des régimes juridiques différenciés, des discriminations légales et une application partielle des libertés fondamentales selon la latitude !
CONCLUSION :
La République à l’épreuve de sa propre vérité
La décision n°2025-881 DC, par laquelle le Conseil Constitutionnel valide une loi instaurant un régime discriminatoire d’accès à la nationalité à Mayotte, participe d’une tendance plus générale : celle de la normalisation juridique d’un apartheid citoyen. L’on pourrait presque saluer la performance rhétorique du législateur et du juge constitutionnel capables de travestir une mesure de régression juridique en réponse prétendument adaptée aux « spécificités locales ».
Cette décision consacre une rupture d’égalité et transforme l’indivisibilité en variable politique. Elle démontre l’insincérité d’un discours républicain qui se drape dans la toge de l’indivisibilité tout en institutionnalisant l’inégalité. Elle expose enfin les dangers d’un Conseil Constitutionnel qui faillit lourdement à sa mission : celle de protéger les droits fondamentaux.
Il semble utile de rappeler, pour terminer, qu’une République qui discrimine en son sein ne saurait se dire indivisible ; et qu’une République qui refuse à certains territoires les garanties du droit commun trahit son contrat fondamental. Si la République veut redevenir fidèle à elle-même, il lui faut cesser d’administrer l’inégalité au nom de l’intérêt général.