I. L’interprétation post-Akdivar : la saisine directe, aboutissement d’une évolution jurisprudentielle
L'évolution herméneutique inaugurée par l'arrêt Akdivar c. Turquie transcende la simple taxinomie d'exceptions techniques à une règle procédurale établie ; elle dessine, en filigrane, les contours d'une véritable épistémologie juridique où la primauté de l'effectivité substantielle éclipse les considérations formalistes. Cette trajectoire exégétique invite désormais à franchir le Rubicon conceptuel : reconnaître qu'en présence de carences systémiques avérées, la saisine directe de la Cour s'érige en unique voie procédurale compatible avec la téléologie intrinsèque de la Convention.
La notion tripartite de "recours disponibles, adéquats et suffisants" élaborée dans la jurisprudence Akdivar posait ab initio les jalons d'une approche substantialiste où l'essence prévaut sur l'apparence. Si la Haute juridiction strasbourgeoise a progressivement admis que l'existence nominale d'un recours ne suffisait point à l'ériger en obligation incontournable, c'est précisément parce qu'elle reconnaissait, in petto, qu'une protection effective des droits ne saurait être subordonnée à des démarches vaines ou illusoires, relevant d'une forme de vanitas juris.
L'arrêt El-Masri constitue, à cet égard, un point d'inflexion paradigmatique en reconnaissant que face à la "dissimulation systématique" des faits par les autorités – véritable occultatio veritatis – l'épuisement des voies de recours devient non seulement futile mais potentiellement préjudiciable à la sauvegarde effective des droits. Or, cette jurisprudence nous invite ipso facto à cette interrogation fondamentale : si l'obligation d'épuisement s'efface lorsque les recours relèvent d'une fictio juris, la saisine directe ne s'impose-t-elle pas, dans certaines configurations, comme l'unique modalité véritablement conforme à l'objet et au but de la Convention ?
II. Les fondements doctrinaux et pragmatiques de la saisine directe
A. Le principe de réalité juridique face aux violations systémiques
La jurisprudence élaborée depuis Akdivar a progressivement consacré ce que l'on pourrait qualifier, mutatis mutandis, de "principe de réalité juridique" (realia juris), reconnaissant que l'effectivité d'un recours ne s'apprécie point dans l'abstraction théorique mais dans la concrétude du contexte socio-politique et juridique où il s'inscrit. Ce principe conduit inexorablement à admettre que face à des violations systémiques ou structurelles – consacrées notamment dans l'affaire D.H. et autres c. République tchèque – l'exigence d'épuisement revêt un caractère paradoxal, voire aporétique : comment épuiser des voies de recours lorsque le système lui-même constitue la matrice génératrice de la violation alléguée ?
La saisine directe apparaît alors non comme une dérogation exceptionnelle, mais comme l'application rigoureuse du principe d'effectivité – véritable summa ratio du système conventionnel. Elle constitue la traduction procédurale de ce que la Cour n'a cessé d'affirmer sur le plan substantiel : les droits garantis par la Convention doivent être "concrets et effectifs" et non "théoriques et illusoires" selon la formule désormais canonique de l'arrêt Airey c. Irlande.
B. La temporalité ontologique des droits et l'impératif de célérité protectrice
L'évolution jurisprudentielle post-Akdivar a également mis en exergue une dimension souvent négligée dans l'ontologie des droits fondamentaux : leur temporalité intrinsèque. Dans l'affaire Selmouni c. France, la Cour reconnaît que la vulnérabilité particulière de certains requérants justifie un assouplissement des conditions procédurales. Cette approche révèle une conscience aiguë que la protection des droits s'inscrit dans une temporalité qui ne saurait s'accommoder de délais excessifs ou de méandres procéduraux labyrinthiques – véritable via dolorosa juridique.
La saisine directe constitue alors la réponse procédurale appropriée à l'urgence consubstantielle à certaines violations graves. Lorsque chaque jour écoulé dans l'attente d'un hypothétique épuisement des voies de recours nationales constitue per se une atteinte aux droits protégés, la saisine directe n'est plus une exception mais devient l'expression nécessaire du principe d'effectivité temporelle des droits – leur tempus utile.
III. La taxinomie des critères objectifs légitimant la saisine directe
La construction jurisprudentielle édifiée dans le sillage d'Akdivar fournit d'ores et déjà un cadre conceptuel d'une rigueur quasi-syllogistique permettant d'identifier objectivement les configurations où la saisine directe se justifie. Ces critères, loin d'ouvrir la voie à un contournement généralisé du principe de subsidiarité, définissent a contrario les conditions strictes dans lesquelles la saisine directe acquiert sa légitimité axiologique :
1. L'ineffectivité structurelle des recours :
Lorsque les voies de recours théoriquement disponibles se heurtent à des obstacles structurels qui en compromettent l'efficacité in concreto, comme l'a reconnu la Cour dans l'affaire Sejdovic c. Italie en évoquant les "conditions déraisonnables" – véritable conditio impossibilis.
2. L'existence d'une pratique administrative contraire :
Quand une praxis systématique des autorités nationales, consistant à ignorer ou minimiser certaines violations, rend illusoire l'exercice des recours – véritable desuetudo juris – comme établi dans l'affaire Tanrıkulu c. Turquie.
3. La dissimulation active des faits par les autorités :
Lorsque les autorités nationales s'engagent dans une stratégie délibérée d'occultation des éléments factuels nécessaires à l'exercice effectif des recours – véritable suppressio veri – comme reconnu dans l'arrêt El-Masri.
4. Le caractère systémique des violations :
Quand la violation alléguée résulte non d'incidents isolés mais d'un dysfonctionnement structurel du système juridique national lui-même – véritable malum in se – rendant absolument nécessaire l'exigence d'épuisement, comme admis dans l'affaire D.H. et autres c. République tchèque.
5. La vulnérabilité particulière du requérant :
Lorsque la situation personnelle du requérant rend particulièrement préjudiciable le délai inhérent à l'épuisement des voies de recours – créant une véritable capitis deminutio factuelle – comme reconnu dans l'affaire Selmouni c. France.
IV. La saisine directe, métamorphose nécessaire du principe de subsidiarité
La reconnaissance de la légitimité de la saisine directe dans des circonstances strictement circonscrites ne constitue nullement un abandon du principe de subsidiarité mais sa nécessaire métamorphose conceptuelle. Ce principe fondateur du système conventionnel repose sur la présomption juris tantum que les juridictions nationales sont les mieux placées pour assurer la protection effective des droits garantis par la Convention. Or, cette présomption devient inopérante – véritable praesumptio hominis réfutable – lorsque les défaillances systémiques compromettent la capacité même des juridictions nationales à assurer cette protection.
La saisine directe apparaît alors comme le mécanisme correctif permettant de préserver la finalité substantielle du principe de subsidiarité – l'effectivité de la protection des droits – lorsque son application formelle produirait précisément l'effet inverse, dans une forme d'effectus perversus. Elle incarne la distinction essentielle, progressivement élaborée par la Cour, entre la subsidiarité formelle et la subsidiarité substantielle – distinction qui n'est pas sans évoquer celle opérée en droit romain entre la littera legis et la mens legis.
Loin d'affaiblir la légitimité du système conventionnel, la reconnaissance encadrée de la saisine directe contribuerait à renforcer sa cohérence interne en alignant parfaitement ses mécanismes procéduraux sur sa finalité substantielle : garantir que les droits protégés par la Convention soient "concrets et effectifs" pour chaque personne relevant de la juridiction des États parties – véritable ratio conventionis.
Conclusion : La saisine directe comme impératif catégorique de justice
L'évolution jurisprudentielle amorcée par l'arrêt Akdivar et poursuivie jusqu'à l'arrêt El-Masri dessine une trajectoire axiologique limpide : la substitution progressive d'une conception formelle de la justice par une conception substantielle – véritable jus aequum supplantant le jus strictum. La saisine directe s'inscrit parfaitement dans cette évolution comme son aboutissement logique et nécessaire, dans une forme de telos jurisprudentiel.
Face à des violations graves et systémiques, lorsque l'appareil juridique national se révèle structurellement inapte à assurer une protection effective des droits – véritable functio inutilis – la saisine directe de la Cour européenne des droits de l'homme ne constitue pas une dérogation exceptionnelle mais l'expression même de la mission fondamentale de la Convention : garantir que la protection des droits fondamentaux ne soit jamais sacrifiée sur l'autel du formalisme procédural – véritable summum jus, summa injuria.
Comme l'affirme la Cour elle-même dans l'arrêt Airey, la Convention vise à protéger des droits "concrets et effectifs" et non "théoriques et illusoires". À cette fin, la saisine directe apparaît non comme une rupture avec la tradition herméneutique de la Cour, mais comme son prolongement naturel et nécessaire, traduisant sur le plan procédural ce que la Cour n'a cessé d'affirmer sur le plan substantiel : la forme doit toujours céder devant l'impératif d'effectivité des droits fondamentaux – véritable ratio decidendi de toute sa jurisprudence.
En définitive, reconnaître la légitimité de la saisine directe dans des circonstances strictement définies, c'est simplement prendre acte, avec lucidité et courage intellectuel, que la justice procédurale n'a de sens que lorsqu'elle sert la justice substantielle – véritable causa causarum du système conventionnel. C'est réaffirmer, avec force, que la Convention n'est pas un simple instrument juridique mais l'expression d'un idéal de justice effective que nulle considération formelle ne saurait entraver – véritable jus cogens européen dans l'ordre des droits fondamentaux.