L’agression à grande échelle de l’Ukraine perpétrée en février 2022 par la Fédération de Russie a plongé l’ordre international dans une crise majeure. En réaction à cette violation flagrante du droit international, les États occidentaux ont déployé un régime de sanctions économiques d’une ampleur inédite, incluant notamment l’immobilisation d’environ 250 milliards d’euros d’avoirs appartenant à l’Etat russe. Et si face au défi titanesque de la reconstruction de l’Ukraine, la tentation d’une transmutation de ce gel provisoire en confiscation définitive peut s’entendre, la présente analyse s'attachera cependant à démontrer son caractère contra legem et contra mores gentium. Nous procéderons d’abord à un examen méthodique des contraintes inhérentes au droit positif contemporain puis nous discuterons de l'incompatibilité de cette confiscation avec les fondements structurels et axiologiques de l'ordre juridique international.
I. Obstacles juridiques positifs à la confiscation d’un avoir souverain
A) Violation caractérisée de l'immunité souveraine
1. Reconnaissance normative et coutumière de l'immunité souveraine
L’immunité souveraine est la pierre angulaire du droit international public, elle est indissociable du postulat d’égalité souveraine des États que consacre l’article 2 de la Charte des Nations Unies. Son fondement théorique puise dans la maxime romaine par in parem non habet imperium (un égal n'a pas autorité sur un égal) qui traduit l’essence même de la souveraineté étatique en droit international. Et si la Convention des Nations Unies de 2004 sur les immunités juridictionnelles des États et de leurs biens n’est pas encore formellement entrée en vigueur, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a néanmoins confirmé, dans l’arrêt Jones et autres c. Royaume-Uni (2014), qu’elle reflète le droit international coutumier, attestant ainsi du caractère opinio juris de cette norme
L’article 5 de cette Convention énonce clairement qu'un "État jouit, pour lui-même et pour ses biens, de l'immunité de juridiction devant les tribunaux d'un autre État". Plus spécifiquement, l'article 19 précise qu'"aucune mesure de contrainte postérieure au jugement, telle que saisie, saisie-arrêt ou saisie-exécution, ne peut être prise contre des biens d'un État". Les réserves des banques centrales, visées à l'article 21(1)(c), bénéficient même d'une protection renforcée.
2. Des exceptions statutaires inapplicables
Les dérogations au principe d’immunité souveraine sont strictement encadrées et ne trouvent ici aucune application. L'exception commerciale (article 10) est manifestement étrangère à la nature des réserves monétaires d’une banque centrale, qui ne sauraient être assimilées à une activité de commerce. De même, l’exception visant les biens "spécifiquement utilisés ou destinés à être utilisés par l'État autrement qu'à des fins de service public non commerciales" (article 19(c)) ne saurait valablement s'appliquer aux réserves de change, instrument fondamental de la politique monétaire souveraine.
Comme l'observe Julianne KOKOTT, ancienne avocate générale près la Cour de Justice de l'Union Européenne : "les avoirs de la banque centrale constituent le cœur de la souveraineté financière d'un État, jouissant d'une protection particulière en droit international, même en cas de comportement internationalement illicite de cet État". Cette protection ne procède pas d’une indulgence coupable, mais d’un impératif systémique : préserver l’intégrité du droit international face aux tentations d’une instrumentalisation conjoncturelle, fatalement chaotique.
3. Non-pertinence des précédents historiques invoqués
Les précédents historiques invoqués pour justifier la mesure de confiscation ne résistent pas à un examen sérieux de la question. La confiscation des avoirs de la banque centrale irakienne par les États-Unis en 2003 s'est produite dans le contexte d'une occupation militaire effective, situation juridique spécifique régie par le DIH. Cette action n'a de surcroît jamais fait l'objet d'une validation judiciaire internationale et ne saurait constituer un précédent coutumier.
Quant aux confiscations consécutives aux deux conflits mondiaux, elles émanaient intrinsèquement d'instruments conventionnels multilatéraux formalisés – le Traité de Versailles (1919) et le Traité de San Francisco relatif à l'État japonais (1951) – constituant des dispositifs juridiques consensuels qui sont l'antithèse d'une appropriation patrimoniale unilatérale. Cette praxis normative de codification explicite des obligations de réparation suppose toujours la ratification d'un traité formel par les parties belligérantes, et jamais une saisie unilatérale ex parte.
B) Insuffisance des contre-mesures comme fondement juridique
1. Conditions de légalité des contre-mesures non remplies
Les Articles sur la responsabilité de l'État pour fait internationalement illicite (ARSIWA) posent un cadre juridique strict quant à la licéité des contre-mesures en droit international. L'article 49(3) stipule explicitement que "les contre-mesures doivent, autant que possible, être prises d'une manière qui permette la reprise de l'exécution des obligations" et présenter un caractère de "réversibilité juridique". Dans son commentaire doctrinal, la Commission du droit international insiste sur cet aspect, soulignant que cette exigence vise à affirmer le caractère fondamentalement temporaire des contre-mesures.
Dès lors, l’incompatibilité entre la confiscation, par nature irréversible, et le caractère provisoire des contre-mesures constitue un écueil juridique majeur qui ne saurait être contourné.
2. Le principe de proportionnalité en droit international
Le principe de proportionnalité, consacré par l’article 51 des ARSIWA comme une condition sine qua non de la licéité des contre-mesures, est un obstacle supplémentaire. Bien que l’agression russe représente incontestablement une violation grave du droit international, la confiscation généralisée de tous les avoirs souverains russes à l’étranger soulève de sérieuses interrogations quant à sa proportionnalité, d’autant plus en l’absence d’une évaluation juridiquement encadrée des dommages effectifs.
Ce principe a d’ailleurs été rappelé par la Cour Internationale de Justice dans l'affaire Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie c. Slovaquie, 1997) : "les effets d'une contre-mesure doivent être proportionnés aux dommages subis, compte tenu des droits en question".
3. Les garanties procédurales
L'article 52 ARSIWA requiert par ailleurs une notification préalable et une offre de négociation avant l'adoption de contre-mesures. Une confiscation unilatérale et définitive, sans procédure contradictoire préalable ni possibilité effective de contestation juridictionnelle, bafoue ces exigences procédurales minimales.
La CIJ a souligné dans l'affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua (Nicaragua c. États-Unis, 1986) que même face à des violations graves du droit international, les contre-mesures demeurent immanquablement soumises à des "limitations procédurales et substantielles".
II. Incompatibilité fondamentale avec les principes structurants de l'ordre juridique international
A) Menace pour la stabilité du système financier international
1. Érosion de la confiance dans les instruments financiers internationaux
La confiscation d'avoirs souverains compromettrait irrémédiablement la confiance dans les systèmes financiers (occidentaux) comme dépositaires fiables des réserves monétaires internationales. Or cette confiance constitue le socle du système financier international contemporain ; elle repose justement sur la prévisibilité juridique qu'offre le respect des immunités souveraines.
2. Risques systémiques de fragmentation monétaire internationale
Au-delà de ses ramifications jurisprudentielles immédiates, l'expropriation des actifs souverains russes pourrait catalyser la désagrégation structurelle du système monétaire international. Cette fragmentation polymorphe ne se limiterait pas à éroder l'hégémonie des économies occidentales, mais compromettrait invariablement l'efficience instrumentale des mécanismes coercitifs économiques en tant que vecteurs opérationnels de politique étrangère, fragilisant ainsi, par un processus paradoxal, l'édifice normatif international dont on prétend assurer la pérennité. Cette dialectique perverse illustre les dangers délétères d'une approche juridique à courte vue.
3. Impact sur les relations économiques internationales
La confiscation d'avoirs souverains créerait un précédent périlleux : si les avoirs d'États peuvent être saisis unilatéralement, même en réponse à des violations avérées du droit international, cette logique pourrait à terme s'étendre aux investissements privés liés à des États désapprouvés, aboutissant à une insécurité juridique généralisée.
B) Dégradation structurelle des fondements du droit international
1. Contradiction avec le paradigme consensualiste du droit international
La confiscation unilatérale d'avoirs souverains contrevient radicalement au paradigme consensualiste fondamental du droit international public – cf. la Cour Permanente de Justice Internationale dans l'affaire du Lotus (France c. Turquie, 1927), "le droit international régit les relations entre États indépendants. Les règles de droit liant les États procèdent donc de la volonté de ceux-ci".
Ce fondement consensuel du droit international garantit l'égalité souveraine des États en prévenant l'hégémonie des puissances dominantes. Une confiscation unilatérale saperait ce fondement même en imposant des mécanismes coercitifs non consentis.
2. Effacement du droit au profit de la politique de puissance
La confiscation d'avoirs souverains contribuerait à l'érosion dangereuse de la frontière entre droit international et politique de puissance. L'immunité souveraine constitue précisément une barrière contre l'instrumentalisation politique du droit, préservant son autonomie normative.
Hersch LAUTERPATCH, figure majeure du droit international, soulignait que "la distinction entre droit et politique ne peut être maintenue que si le droit dispose d'une autonomie formelle minimale par rapport aux considérations politiques immédiates". La confiscation unilatérale d'avoirs souverains, motivée par des considérations politiques circonstancielles plutôt que par l'application méthodique de normes établies, compromettrait cette autonomie formelle constitutive.
3. Risque de développement d'un droit international à géométrie variable
À terme, la confiscation d'avoirs souverains risquerait d'accélérer la fragmentation du droit international en systèmes concurrents et incompatibles. Loin de renforcer l'universalité des principes fondamentaux, elle contribuerait alors à leur relativisation. La confiscation s’apparente alors à une véritable boîte de Pandore !
C) Alternatives
1. Approche fiscale et utilisation des revenus générés
Une alternative juridiquement défendable consiste à maintenir le gel des avoirs russes tout en créant un régime fiscal spécifique permettant d'affecter les revenus générés par ces avoirs au soutien de l'Ukraine. Cette approche, déjà adoptée par l'Union européenne, préserve le principe d'immunité souveraine tout en permettant une forme de réparation partielle, conciliant ainsi impératif de justice et respect du droit.
2. Mécanismes institutionnels multilatéraux
Une seconde option serait d'établir, sous l'égide de l'ONU, un mécanisme international d'évaluation des dommages et de supervision des réparations dues à l’Ukraine. Ce mécanisme pourrait conduire à un accord spécifique sur l'utilisation temporaire des avoirs gelés, dans un cadre juridiquement légitime.
3. Approche différenciée selon la nature des avoirs
Une troisième voie consisterait à adopter une approche différenciée selon la nature des avoirs concernés. Si les avoirs de la banque centrale russe sont protégés, la situation pourrait être différente pour certains avoirs privés liés à des infractions spécifiques comme la corruption ou le contournement des sanctions.
Cette nuance permettrait de distinguer entre confiscation punitive généralisée et mesures ciblées fondées sur des infractions établies selon des garanties procédurales.
CONCLUSION
L'examen juridique de la question des actifs russes séquestrés confirme que leur expropriation se heurte à des limites infranchissables, tant au niveau du corpus juris positiviste qu'au regard des principes axiologiques fondamentaux. Et cette problématique s'inscrit dans une réflexion ontologique sur la conceptualisation du droit international comme ordre normatif autonome, distinct des dynamiques hégémoniques inhérentes aux relations interétatiques.
L'impératif catégorique de soutenir l'Ukraine et de réaffirmer la prohibition absolue de l'agression ne doit pas conduire à l'abdication de principes cardinaux tels que l'immunité souveraine. Cela risquerait paradoxalement de fragiliser l'architecture juridique même que l'on prétend promouvoir.
La solution retenue doit donc, pour affirmer défendre réellement le droit international, s’insérer dans le respect scrupuleux de celui-ci ; à défaut, elle n’aura ni légitimité ni efficacité à long terme. Accepter le contournement opportuniste de l'ordre international fondé sur le droit, c’est le fragiliser considérablement et durablement.
Seule une approche déontologique, par opposition à une herméneutique téléologique des normes, constitue le véritable rempart contre l'érosion progressive des fondements normatifs du système international contemporain.