Le casse spectaculaire du musée du Louvre, sept minutes à l’issue desquelles se sont évanouis des joyaux d’une valeur incommensurable, constitue bien davantage qu’un simple fait divers. Il rappelle les fondements les plus archaïques et les plus nobles du droit des biens publics : l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité du domaine public culturel. Ces deux principes, véritables colonnes d’Hercule du patrimoine national, édifient une citadelle conceptuelle autour des trésors que la Nation s’est assigné mission de conserver pour les générations futures.
Depuis l’Édit de Moulins de 1566, une certitude traverse les siècles : certains biens échappent à la logique marchande et à l’appropriation privative. Le vol, en portant atteinte à l’intégrité physique des collections, interroge paradoxalement leur statut juridique : peut-on prescrire ce qui est imprescriptible ? Le possesseur de bonne foi peut-il acquérir ce qui est inaliénable ? Quelle protection le droit constitutionnel et européen offre-t-il à ces principes ? Plus encore, à l’heure où le législateur français multiplie les lois de restitution (Bénin, Sénégal, Côte d’Ivoire, spoliations antisémites), les fondements mêmes de l’inaliénabilité sont-ils remis en cause ?
Cet article se propose d’explorer, par une analyse tant historique que dogmatique, les soubassements juridiques de l’inaliénabilité et de l’imprescriptibilité (I), avant d’examiner les transformations contemporaines qui reconfigurent ce régime protecteur face aux nouveaux impératifs de justice mémorielle et de coopération internationale (II).
I. Les fondements consolidés de l’inaliénabilité du domaine public culturel
A. Généalogie historique : de la res extra commercium à la domanialité publique
1. Les racines romaines et l’Ancien Régime
L’inaliénabilité puise ses racines dans le droit romain classique qui distinguait avec rigueur les res in commercio des res extra commercium. Les choses sacrées (res sacrae), religieuses (res religiosae) et publiques (res publicae) échappaient à toute appropriation privée. Cette distinction, que Gaius systématise dans ses Institutes, établit un ordre juridique dual : d’un côté, les biens susceptibles de transactions ; de l’autre, les biens affectés à l’utilité collective ou à la transcendance, soustraits par nature au commerce juridique. Cette summa divisio traverse les siècles. L’Édit de Moulins de février 1566, promulgué par Charles IX sous l’influence du chancelier Michel de l’Hospital, consacre l’inaliénabilité du domaine de la Couronne. Le domaine royal n’appartient pas au souverain in personam : il en est le gardien, le dépositaire temporel et temporaire. Nul roi ne peut dilapider ce qui appartient à la continuité de l’État. Cette conception patrimoniale préfigure notre droit domanial moderne et constitue le fondement historique de la protection du patrimoine public.
2. La Révolution française : vers le patrimoine national
La Révolution française opère une translation conceptuelle décisive : la propriété royale devient propriété nationale. Le décret du 2 novembre 1789, sur proposition de Talleyrand, proclame que « tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la Nation ». Cette nationalisation s’accompagne d’une conscience patrimoniale nouvelle : ces biens doivent être conservés pour l’instruction publique.
Quatremère de Quincy, dans ses Lettres à Miranda sur le déplacement des monuments de l’art de l’Italie (juillet 1796), formule une théorie esthétique et juridique révolutionnaire : les œuvres d’art forment un « tout » contextuel, un patrimoine organique qu’il serait criminel de démembrer. « Diviser c’est détruire », écrit-il, posant ainsi les bases d’uneconception holistique du patrimoine qui irrigue encore aujourd’hui notre droit.
3. La codification contemporaine
Le Code général de la propriété des personnes publiques (CG3P), entré en vigueur en 2006, et le Code du patrimoine constituent aujourd’hui les piliers de cette architecture juridique. L’article L. 3111-1 du CG3P énonce solennellement : « Les biens des personnes publiques mentionnées à l’article L. 1, qui relèvent du domaine public, sont inaliénables et imprescriptibles. » Cette double protection crée un statut d’exception absolue.
Le Code du patrimoine, aux articles L. 451-5 et suivants, décline ce principe pour les collections publiques : « Les biens constituant les collections des musées de France appartenant à une personne publique font partie de leur domaine public et sont, à ce titre, inaliénables. » L’imprescriptibilité découle mécaniquement de l’inaliénabilité : ce qui ne peut être aliéné ne peut être acquis par prescription.
B. L’armature conceptuelle : portée et implications
1. L’inaliénabilité : une prohibition de disposer
L’inaliénabilité constitue une prohibition de disposer qui interdit toute transmission, qu’elle soit volontaire (vente, donation, échange) ou forcée (saisie par des créanciers). Ce principe protège l’intégrité du domaine public contre trois périls : la dilapidation par les gestionnaires publics, l’appropriation privative par des tiers, et l’irréversibilité de toute aliénation compromettant la continuité du service public.
L’inaliénabilité n’est cependant pas absolue : elle peut être levée par déclassement. La loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 relative à l’accélération et à la simplification de l’action publique (ASAP) a profondément remanié la procédure. Le décret n° 2021-979 du 23 juillet 2021 supprime la Commission scientifique nationale des collections et institue une procédure administrative nouvelle, confiée aux conservations régionales des monuments historiques et aux Directions Régionales des Affaires Culturelles. Pour les collections des musées de France, l’article L. 451-6 du Code du patrimoine prévoit toutefois une procédure spécifique et extrêmement encadrée de déclassement, réservée aux œuvres dégradées, disparues ou ne présentant plus d’intérêt patrimonial majeur.
2. L’imprescriptibilité : impossibilité d’acquérir par le temps
L’imprescriptibilité constitue le corollaire nécessaire de l’inaliénabilité. En droit civil ordinaire, la prescription acquisitive (ou usucapion) permet à celui qui possède paisiblement un bien pendant un certain délai (10 ou 30 ans selon qu’il est de bonne ou mauvaise foi) d’en devenir propriétaire. Cette institution, héritée du droit romain (usucapio), repose sur une double rationalité : sécuriser les situations de fait et sanctionner l’inertie du propriétaire négligent.
Or, s’agissant du domaine public, aucune possession, aussi prolongée soit‑elle, ne peut engendrer de droit. Le possesseur, fût‑il de parfaite bonne foi, ne peut invoquer l’écoulement du temps pour se prévaloir d’un titre de propriété. Cette règle s’explique par la nature même du domaine public : affecté à l’intérêt général, il ne peut être perdu par négligence ou passivité de l’administration. La collectivité conserve un droit perpétuel de revendication.
La jurisprudence récente a confirmé cette rigueur avec éclat. Dans l’arrêt du Conseil d’État du 21 juin 2018, n° 408822, Société Pierre Bergé et associés (affaire du « Pleurant n° 17 »), la haute juridiction administrative a rappelé que les biens du domaine national sont imprescriptibles depuis 1789, quelle que soit la bonne foi des détenteurs successifs. Cette statue d’albâtre provenant du tombeau de Philippe II le Hardi, volée puis revendue, demeurait propriété publique malgré plus de deux siècles d’absence. Le Conseil d’État affirme par ailleurs que la collectivité publique n’a aucune obligation d’engager une action en revendication : l’imprescriptibilité opère ipso facto, indépendamment de toute diligence administrative.
3. Les implications du vol : nullité de toute acquisition dérivée
Dans le contexte d’un vol d’œuvres publiques, ces principes produisent des effets radicaux :
1. Le voleur n’acquiert aucun droit, principe élémentaire du droit pénal (nemo plus juris ad alium transferre potest quam ipse habet) ;
2. Les acquéreurs successifs, même de bonne foi, ne peuvent invoquer la prescription pour se prévaloir de la propriété. L’œuvre demeure, en droit, propriété publique ;
3. L’action en revendication est perpétuelle : l’État peut, cinquante ans, cent ans après le vol, exiger la restitution de l’œuvre, sans que le possesseur puisse opposer la prescription ;
4. Les transactions sur l’œuvre volée sont nulles : toute vente, échange ou donation portant sur l’œuvre est frappée de nullité absolue.
C. Le silence constitutionnel et la protection européenne
1. L’absence de valeur constitutionnelle
Contrairement à une idée largement répandue, l’inaliénabilité du domaine public n’a pas valeur constitutionnelle. Cette clarification majeure a été apportée par le Conseil d’État dans son avis n° 399752 du 3 mars 2020 portant sur le projet de loi relatif à la restitution de biens culturels au Bénin et au Sénégal.
La haute juridiction administrative affirme en effet que « le principe d’inaliénabilité du domaine public ne figure pas au nombre des droits et libertés garantis par la Constitution ». Par conséquent, le législateur peut y déroger par disposition législative, sans encourir de censure constitutionnelle pour ce seul motif. Cette solution libère juridiquement les lois de restitution des contraintes de l’inaliénabilité, tout en maintenant l’exigence de déclassement formel pour les cessions en droit commun.
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision n° 2003-473 DC du 26 juin 2003 relative à la loi habilitant le Gouvernement à simplifier le droit, avait certes affirmé qu’il est loisible au législateur d’apporter à des principes de valeur législative des modifications qu’il estime justifiées mais qu’il ne saurait méconnaître les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques. Le domaine public, en tant que support matériel des services publics et des libertés (liberté d’accès à la culture), bénéficie ainsi d’une protection constitutionnelle indirecte.
L’article 1er de la Charte de l’environnement, intégrée au bloc de constitutionnalité en 2005, proclame que « l’environnement est le patrimoine commun des êtres humains ». Cette formulation, bien que centrée sur l’environnement, irrigue par capillarité la notion de patrimoine culturel, comme en témoigne la décision n° 2018-743 QPC du 26 octobre 2018 où le Conseil constitutionnel confirme la conformité constitutionnelle des principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité du domaine public.
2. La protection européenne : entre propriété et culture
L’article 1er du Protocole n°1 à la Convention européenne des droits de l’homme protège le droit de propriété : « Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. » Ce principe vaut tant pour la propriété privée que publique. La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que les États peuvent réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général.
Dans l’arrêt Beyeler c. Italie (Grande Chambre, 5 janvier 2000), la Cour examine la préemption culturelle par l’État italien d’un tableau de Van Gogh (« Le Jardinier »). Elle reconnaît la légitimité de l’objectif de « protection du patrimoine culturel » et valide les restrictions au droit de propriété à condition qu’elles soient proportionnées. L’inaliénabilité et l’imprescriptibilité, en tant que mécanismes de préservation, sont compatibles avec la Convention, car elles poursuivent un but légitime d’intérêt général.
La directive européenne 93/7/CEE concernant la restitution des biens culturels ayant quitté illicitement le territoire d’un État membre consacre l’imprescriptibilité relative : l’action en restitution se prescrit par un an à compter de la connaissance du lieu de l’œuvre, mais peut être exercée sans limite de temps pour les œuvres appartenant à des collections publiques. Cette harmonisation européenne conforte le régime protecteur français.
Le possesseur évincé de bonne foi bénéficie toutefois d’une protection : l’arrêt Beyeler précité exige que l’État indemnise équitablement le possesseur de bonne foi qui a acquis l’œuvre à titre onéreux. Cette solution concilie la protection du patrimoine et le droit de propriété du tiers. Le Code du patrimoine (article L. 112-8) prévoit d’ailleurs une indemnisation équitable en cas de revendication d’un bien culturel ayant quitté illicitement le territoire d’un État membre de l’Union européenne.
II. Les assouplissements contemporains : vers un nouveau paradigme (2020-2025)
A. L’émergence d’un régime dérogatoire : les lois de restitution
1. Le mouvement législatif 2020-2025 : une révolution juridique
La période 2020-2025 marque une rupture majeure dans l’application du principe d’inaliénabilité : le législateur français a multiplié les lois spéciales autorisant la sortie du domaine public d’œuvres culturelles pour restitution, inaugurant un mouvement sans précédent.
Loi n° 2020-1673 du 24 décembre 2020 relative à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal : première loi française de restitution à des États africains post‑indépendance. Elle autorise la sortie du domaine public de 26 objets du trésor royal d’Abomey (Bénin) et du sabre d’El Hadj Omar Tall (Sénégal), conservés au musée du Quai Branly - Jacques Chirac. Cette loi, historique, matérialise l’engagement pris par le Président de la République Emmanuel Macron lors du discours de Ouagadougou du 28 novembre 2017, où il affirma : « Je ne peux pas accepter qu’une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en France. »
Loi n° 2022-218 du 21 février 2022 relative à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites : elle institue une procédure dérogatoire pour les œuvres spoliées entre 1933 et 1945, reconnaissant un impératif éthique supérieur fondé sur la dignité humaine. Loi n° 2023-650 du 22 juillet 2023 instaurant une procédure accélérée de sortie des collections publiques de biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites : première loi‑cadre instaurant une procédure administrative pérenne. Elle crée les articles L. 115‑2 et suivants du Code du patrimoine et institue une Commission pour la restitution des biens et l’indemnisation des victimes de spoliations antisémites (CIVS élargie).
Loi n° 2023-1251 du 26 décembre 2023 relative à la restitution de restes humains appartenant aux collections publiques : dérogation générale à l’inaliénabilité pour les restes humains, fondée sur l’impératif constitutionnel de dignité de la personne humaine.Loi n° 2025-644 du 16 juillet 2025 relative à la restitution d’un bien culturel à la République de Côte d’Ivoire : continuation du mouvement de restitutions post‑coloniales.
2. L’évolution jurisprudentielle : du cas par cas à la loi‑cadre
L’avis du Conseil d’État du 3 mars 2020 (Bénin‑Sénégal) a posé les jalons de la nouvelle doctrine : faute de valeur constitutionnelle du principe d’inaliénabilité, le législateur peut y déroger par loi spéciale. Toutefois, le déclassement administratif demeure impossible si le bien conserve son intérêt patrimonial : seule une loi peut autoriser la sortie du domaine public.
L’avis du Conseil d’État du 23 juillet 2025 sur le projet de loi‑cadre marque une étape supplémentaire. La haute juridiction administrative valide le passage des lois d’espèce aux lois‑cadres, mais introduit une distinction fondamentale entre deux catégories de motifs justifiant la dérogation à l’inaliénabilité :
– Le motif impérieux d’intérêt général (spoliations antisémites, dignité humaine, réparation de crimes contre l’humanité) : justifie une procédure simplifiée et rend inopérantes les autres exigences constitutionnelles qui pourraient s’y opposer.
– L’intérêt général simple (coopération culturelle internationale, relations diplomatiques) : requiert une justification renforcée et doit respecter l’ensemble des exigences constitutionnelles.
Cette hiérarchisation des motifs structure désormais le régime des restitutions et explique la différence de traitement entre spoliations (procédure accélérée) et restitutions post‑coloniales (lois spéciales maintenues).
3. La protection renforcée des libéralités
L’article L. 451‑7 du Code du patrimoine pose un principe cardinal : les biens acquis par dons ou legs bénéficient d’une inaliénabilité renforcée. La volonté du donateur, cristallisée dans l’acte de libéralité, constitue un obstacle supplémentaire à toute sortie du domaine public. L’avis du Conseil d’État du 23 juillet 2025 précise que toute restitution d’un bien acquis par libéralité nécessite le consentement exprès des ayants droit du donateur ou, à défaut, une justification particulièrement rigoureuse de l’intérêt général. Cette protection illustre la tension entre deux impératifs : respecter la volonté du donateur et répondre aux exigences de justice mémorielle.
B. Cadre juridique et enjeux de la réappropriation du patrimoine culturel
1. Face au vol : la procédure de revendication perpétuelle
Lorsqu’une œuvre volée au Louvre est localisée, l’État français dispose d’une action en revendication fondée sur l’article 2276 du Code civil ET sur l’imprescriptibilité. Cette action présente plusieurs caractéristiques décisives :
- Imprescriptibilité absolue : peu importe que le vol remonte à trois, trente ou cent ans.
- Opposabilité erga omnes : l’action peut être exercée contre tout détenteur, même de bonne foi.
- Charge de la preuve : l’État doit établir que l’œuvre appartenait au domaine public (inscription à l’inventaire, affectation au service public) et qu’elle a été volée. L’inventaire du musée, document authentique, fait foi.
La jurisprudence administrative a confirmé cette rigueur dans l’affaire emblématique du « Pleurant n° 17 » (CE, 21 juin 2018), où le Conseil d’État affirme que « les biens du domaine national sont inaliénables et imprescriptibles ; leur propriétaire peut en tout temps en demander la restitution ».
2. Les outils de traçabilité et de coopération internationale
Malgré cette armature juridique, la revendication se heurte à deux obstacles pratiques : l’identification de l’œuvre (bijoux démontés, refondus) et sa localisation (marché noir international, anonymat).
La France a développé des outils de coopération : la base de données Treima (Trésor National Inaliénable et Mobilier Artistique), gérée par l’Office Central de lutte contre le trafic des Biens Culturels (OCBC), recense les œuvres publiques et facilite leur traçabilité.
INTERPOL dispose d’une base de données des œuvres volées (« Works of Art »), consultable par les États membres.
La Convention de l’UNESCO du 14 novembre 1970 concernant les mesures à prendre pour interdire l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels pose le principe de l’obligation de restitution.
La Convention d’UNIDROIT du 24 juin 1995 sur les biens culturels volés ou illicitement exportés renforce cette obligation en prévoyant une prescription de 50 ans pour les actions en restitution, et écarte toute prescription pour les biens appartenant à un « monument public, une institution religieuse ou séculière ou un dépôt public ».
La France a ratifié ces deux conventions, confortant ainsi l’imprescriptibilité de ses collections publiques à l’échelle internationale. Des affaires récentes illustrent cette dynamique : la restitution par les États-Unis de manuscrits volés à la Bibliothèque nationale de France dans les années 1980, ou la récupération d’objets égyptiens volés et retrouvés chez Christie’s, démontrent l’efficacité de cette coopération.
3. À destination des pays d’origine : universalisme versus restitution
Le mouvement des restitutions a suscité un débat doctrinal intense opposant deux conceptions du patrimoine culturel.
- Les partisans de l’universalisme muséal défendent l’idée que les grandes collections publiques constituent un patrimoine universel de l’humanité, accessible à tous. Le démembrement de ces collections, même au profit de pays d’origine, appauvrirait l’humanité tout entière et romprait le dialogue des cultures incarné par les « musées universels ».
- Les tenants de la restitution patrimoniale (Rapport Sarr-Savoy de novembre 2018, Bénédicte Savoy, Felwine Sarr) soulignent que 80 à 90 % du patrimoine africain est conservé hors d’Afrique, fruit de spoliations coloniales. La restitution constitue un impératif moral, une nécessité politique ainsi qu’une réparation symbolique indispensable à l’établissement de « nouvelles relations éthiques » entre anciennes puissances coloniales et États africains.
Le législateur français, par les lois de 2020 à 2025, a tranché en faveur d’une voie médiane : maintien du principe d’inaliénabilité en droit commun, mais reconnaissance de la légitimité de restitutions fondées sur des motifs impérieux (spoliations, dignité humaine) ou sur l’intérêt général de la coopération culturelle.
Marie Cornu, directrice de recherche au CNRS, analyse cette évolution comme « l’émergence d’un droit du patrimoine culturel fondé non plus sur la seule propriété, mais sur la reconnaissance de liens symboliques et mémoriels transcendant la logique domaniale classique » (Entre-temps : le bien culturel et le droit, 2023).
CONCLUSION :
L’imprescriptibilité comme mémoire juridique de la Nation
L’inaliénabilité et l’imprescriptibilité ne sont pas de simples règles techniques : elles constituent l’expression juridique d’une philosophie politique. En soustrayant certains biens au commerce et à l’oubli, le droit affirme qu’il existe des valeurs intransmissibles et intransigeantes. Le patrimoine culturel public, parce qu’il incarne la mémoire collective, ne peut être abandonné aux caprices du marché ou à la négligence des générations.
Le vol spectaculaire du Louvre, en portant atteinte à l’intégrité physique des collections, révèle paradoxalement la permanence juridique du lien entre l’œuvre et la Nation. Que les bijoux soient cachés dans un coffre clandestin ou exposés chez un collectionneur de bonne foi, ils demeurent, en droit, propriété publique. L’arrêt du Conseil d’État du 21 juin 2018 sur le « Pleurant n° 17 » l’a confirmé avec force : l’imprescriptibilité opère depuis 1789, quelle que soit la bonne foi des détenteurs successifs. Cette revendication perpétuelle constitue une forme de mémoire juridique : le temps peut effacer les traces matérielles, obscurcir les preuves, mais il ne saurait éteindre le droit.
Pourtant, la période 2020‑2025 a vu émerger un nouveau paradigme. Les lois de restitution au Bénin, au Sénégal, à la Côte d’Ivoire, aux victimes de spoliations antisémites, témoignent d’une prise de conscience : l’inaliénabilité, principe robuste mais dépourvu de valeur constitutionnelle, doit composer avec d’autres impératifs éthiques et politiques. Le Conseil d’État, dans son avis du 23 juillet 2025, a structuré cette évolution en distinguant les motifs impérieux (dignité humaine, réparation de crimes contre l’humanité) justifiant une dérogation accélérée, et les motifs d’intérêt général simple requérant une justification renforcée.
Cette évolution ne constitue pas une remise en cause de l’inaliénabilité, mais son adaptation aux exigences contemporaines de justice. Le passage progressif des lois d’espèce aux lois‑cadres (2023, 2025) témoigne d’une volonté d’institutionnaliser ces dérogations tout en préservant le principe général. Les biens acquis par libéralité bénéficient par ailleurs d’une protection renforcée, illustrant la permanence de la logique domaniale.
Face aux mutations contemporaines – internationalisation du marché de l’art, émergence du patrimoine numérique, revendications mémorielles – le régime d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité devra poursuivre son évolution. Mais cette évolution ne pourra se faire qu’en préservant l’essentiel : la conviction, héritée des Lumières et de la Révolution, que certains biens appartiennent à tous et à personne, qu’ils sont le bien commun d’une Nation qui se projette dans la longue durée.
Le droit, par l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité, se fait gardien de ces témoins de l’histoire. Et lorsque le vol vient menacer leur intégrité, c’est l’État tout entier, armé de la perpétuité de son droit, qui se dresse pour les récupérer – fût‑ce cent ans après leur disparition.
Références bibliographiques :
Doctrine :
‑ AUBY (J.-B.), BON (P.), TERNEYRE (P.), Droit administratif des biens, Dalloz, 8e éd., 2020
‑ CORNU (M.), Entre‑temps : le bien culturel et le droit, Dalloz, 2023
‑ CORNU (M.), FROMAGEAU (J.), WALLAERT (C.) (dir.), Dictionnaire comparé du droit du patrimoine culturel, CNRS Éditions, 2e éd., 2025
‑ LABARTHE (F.), AZZI (T.), Le droit du marché de l’art, Dalloz, 2024‑ MORAND‑DEVILLER (J.), Droit de l’environnement, LGDJ, 16e éd., 2021
‑ NÉGRI (V.), La Convention de l’UNESCO de 1970 concernant le trafic illicite des biens culturels, Pedone, 2021
‑ PONTIER (J.-M.), Droit de la culture, Dalloz, 2e éd., 2014
‑ SARR (F.), SAVOY (B.), Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle, novembre 2018
‑ WALINE (J.), Droit administratif, Dalloz, 28e éd., 2020
Jurisprudence constitutionnelle :
‑ Cons. const., décision n° 86‑207 DC du 26 juin 1986, Privatisations
‑ Cons. const., décision n° 2003‑473 DC du 26 juin 2003, Habilitation à simplifier le droit
‑ Cons. const., décision n° 2018‑743 QPC du 26 octobre 2018, Inaliénabilité du domaine public
Jurisprudence administrative :
‑ CE, 21 juin 2018, n° 408822, Société Pierre Bergé et associés (Pleurant n° 17)
‑ CE, Avis n° 399752 du 3 mars 2020, Projet de loi Bénin‑Sénégal
‑ CE, Avis du 23 juillet 2025, Projet de loi‑cadre sur les restitutions
Jurisprudence européenne :
‑ CEDH, Grande Chambre, 5 janvier 2000, Beyeler c. Italie, req. n° 33202/96
Législation :
‑ Loi n° 2020‑1525 du 7 décembre 2020 relative à l’accélération et à la simplification de l’action publique (ASAP)
‑ Loi n° 2020‑1673 du 24 décembre 2020 relative à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal
‑ Décret n° 2021‑979 du 23 juillet 2021 relatif à la procédure de déclassement de biens mobiliers culturels
‑ Loi n° 2022‑218 du 21 février 2022 relative à la restitution de biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites
‑ Loi n° 2023‑650 du 22 juillet 2023 instaurant une procédure accélérée de sortie des collections publiques de biens culturels ayant fait l’objet de spoliations
‑ Loi n° 2023‑1251 du 26 décembre 2023 relative à la restitution de restes humains appartenant aux collections publiques
‑ Loi n° 2025‑644 du 16 juillet 2025 relative à la restitution d’un bien culturel à la République de Côte d’Ivoire