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Billet de blog 2 mai 2008

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l'assaut final !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ca fait tout drôle ou plutôt, c’est étrange de lire son nom, là, inscrit dans la pierre froide d’un monument aux morts. Son propre nom et son prénom, avec juste une date, celle de son décès. Et au dessus, un soldat de plomb le fusil dressé dans la main droite comme pour un ultime assaut, un pan de la vareuse replié par un invisible coup de vent, le casque visé sur la tête et le regard immobile, fixé sur l’horizon d’un improbable champ d’honneur. C’est d’autant plus étrange que cela fait précisément cent ans que cette guerre est terminée et que souvent, je me suis demandé si des Bourgade étaient ou non morts pour la France dans une guerre quelconque. La première, la seconde, celles de la décolonisation.

Souvent, passant dans un village anonyme, j’en faisais le tour pour jeter furtivement un œil sur le monument et de ne rien y trouver me laisser une multitude de sentiments confus. Un sentiment de fierté tout d’abord. Les miens, me disais-je intérieurement, n’ont pas sombré dans la folie meurtrière de ces temps où le patriotisme se portait en bandoulière. Ils ont su résister à l’air du temps ou alors, ils ont eu la chance d’en réchapper. Mais aussi un sentiment de malaise. Serais-ce par lâcheté ou parce que ce pays ne méritait pas qu’on meurt pour lui qu’aucun des miens n’a sombré dans la tourmente ?

De ne rien lire d’inscrit me laissait aussi orphelin d’une chose plus fondamentale, une racine. Enfant de la ville, enfant d’un quartier populaire, j’ai toujours porté en moi le désir d’être issu de quelque chose de moins anodin, de plus précieux, de plus personnel, un village. C'est-à-dire, de cet endroit qui est à la fois un monde en soi et un morceau du vaste monde. Les autres enfants ne me semblaient pas préoccupés par cette question. Peut-être était-ce parce que dans leur nom aux sonorités régionales ou étrangères marquées, n’importe qui pouvait identifier dans l’instant un parcours, imaginer un cheminement long et terrible, une reconstruction. Ainsi des Navarro dont le nom espagnol disait à la fois une région et une histoire, celle de la guerre d’Espagne, de la dictature franquiste. Peu importe que leur migration soit en fait liée ou non à cette réalité ou à des raisons économiques. Il y avait là, dans ce nom et ce départ, une sorte d’épopée héroïque, une aventure totale. Même chose pour les Barzamian ou les Rouadjia. Ceux qu’on appelait encore les Arméniens, victimes d’un génocide ou les Arabes, victimes de la colonisation, bien qu’ils fussent à mes yeux d’enfant aussi français que moi. Mais je l’étais par accident, sans en avoir payé aucun prix, tandis qu’eux le devenaient au fils du temps à force d’incrustation, d’investissement, d’assimilation lente et d’oubli de ce qu’ils étaient avant. Du moins, extérieurement. Car à l’intérieur, ils étaient toujours doubles, parlant naturellement une langue, étrangère à mes oreilles, tandis que j’étais, moi, enfermé dans mon unilinguisme.

Mon nom, lui, ne dit rien, ne parle de rien, il est quelconque, sans saveur, sans odeur. Un nom commun appliqué sans distinction à toutes les communes de France, à toutes les bourgades de ce pays. Un lieu commun utilisé à tout bout de champ pour parler du moindre faubourg aussitôt affublé du qualificatif, petite, qui en diminue encore l’importance, une petite bourgade. Bref, je n’étais rien, assurément. Rien que le fils de mes parents, rien qu’un enfant de famille nombreuse comme il y en avait temps dans les années soixante. Mon seul titre de «gloire », c’était en fait d’être un enfant d’ouvrier. Autrement dit, dans le sens de l’histoire présente, celle des combats pour la libération du prolétariat. Encore que mon père biologique n’a jamais participé à rien – même en Mai 68 - qui l’eut auréolé et me l’eut fait aimer pour ce qu’il était. Bien au contraire, je ne garde de lui que des images fugitives et négatives, d’homme saoul, humilié par ses copains, manipulé, des images sales, profondément incrustées dans mon âme comme des tâches de graisse sur un vêtement de lin. Pompier volontaire et chômeur au temps du plein emploi, presque illettré signant mon cahier d’écolier d’un simple l et b en minuscules, entrelacés - ce qui me rendait suspect pour mes maîtres - il devait même son dernier travail à ma mère qui l’avait accompagné dans ses démarches comme on le fait avec un enfant sans courage à l’idée de faire une chose pourtant très simple, persuader quelqu’un qu’on vaut quelque chose, qu’on est quelqu’un, un homme quoi !

Un peu comme le fut surement ce Frédéric Bourgade là, dont le nom est un peu gommé par le temps et dont j’ignore le visage et la voix. A sa mort, le 11 septembre 1915 quelque part lors de la bataille de l’Argonne à la Harazée dans la Marne, il avait trente un ans, une femme sans doute, des enfants probablement ? C’est de manière anticipée, ce qui doit aussi un jour m’arriver. Pas seulement ne plus exister, disparaître, mais devenir étranger totalement, ne plus être au mieux qu’un prénom et un nom dans un registre municipal, un de ceux qui sont nés, ont trépassés, et ont, dans l’entre deux, participé aux colères et aux espoirs de leur temps, fait des choix et des erreurs, les ont assumés.

Comment en effet imaginer cet enfant d’un autre siècle, né dans ce village quercynois de deux cents habitants qui étale ses maisons de pierre blanches, calcaires, le long d’une route départementale, égarée loin de toute grande ville ? Toulouse est en effet à deux cents km de là. Comment connaitre sa vie, ses émotions, sa compréhension du monde d’alors, dans ce village de Latouille Lentillac cerné, aujourd’hui encore, par cette végétation rase du Causse de Gramat ? Peut-être d’ailleurs les choses étaient elles différentes à l’époque ? Car que peut-on faire ou que peut-on être dans ces temps là, dans ces coins là puisqu’il n’y a pas d’industrie locale ? Un charron, un boulanger, un ferronnier, un manouvrier, ou plus surement encore, un fils de fermier, de laboureur, de métayer, un paysan presque à coup sûr, parlant à la fois un français d’écolier et le patois local tant méprisé des hussards de la république, ces instituteurs pour qui éduquer signifie civiliser, un peu comme si les citoyens non citadins – c'est-à-dire l’immense majorité des français du moment – étaient d’une certaine manière des arriérés, des sauvages, sans autres savoirs que ceux nécessaires à la survie matérielle de leurs pauvres existences quotidiennes.

Devant ce monument aux morts, je ne peux rien imaginer ou plutôt si. Que pour Frédéric, la vie s’envisage comme une ligne droite avec ici ou là quelques bifurcations obligés : le service militaire en 1904 puis un mariage avec une fille du village ou d’un village voisin. Une fille honnête rencontrée un soir de fête, rude à la tâche, bien charpentée pour avoir de beaux enfants. L’avenir, c’est la répétition du présent, la lente maturation du corps et de l’esprit, la douce évolution des mœurs rurales et la progressive transformation des choses comme l’arrivée annoncée, mais toujours différée, de l’électricité ou la survenue des tous premiers téléphones chez les riches et les premières images du cinéma muet, réalisant ainsi les prophéties des plus anciens qui disaient : un jour tu verras, on fera parler les morts et on verra la nuit aussi bien qu’en plein jour. D’ailleurs tout parait conforme aux prévisions. Les jours succèdent au jour, les saisons aux saisons et de récolte en récolte, le temps s’écoule aussi surement qu’un ruisselet se jette dans un ruisseau qui se noie dans une rivière qui alimente un fleuve qui à son tour se dilue dans une mer qui en retour alimente les pluies et arrosent les terres pour les rendre fertiles.

Bien sûr, sur la carte de France de son école communale, l’instituteur a lourdement insisté sur cette plaie ouverte entre la France et l’Allemagne, sur cette amputation de l’hexagone, sur cette Alsace Lorraine que « les casques à pointe » du Kaiser ont annexé après la défaite de Sedan, en 1871. Mais, c’est de l’histoire ancienne, une histoire déjà vieille de treize ans, à sa propre naissance. Depuis, la France a trouvé d’autres compensations, ailleurs, en Afrique notamment, en Algérie particulièrement. Même diminuée et humiliée, il vit encore dans un Empire dominant des terres lointaines, des peuplades étranges, parlant des langues mystérieuses, s’habillant de façon bizarres, qu’on exhibe lors des expositions coloniales. Provincial, Frédéric en a vu surtout des reproductions, des images anthropométriques, ou des dessins publiés dans le journal. Même Paris, pour lui, c’est trop loin, trop froid, trop au Nord, déjà un autre monde où il n’a pas sa place. La sienne est ici, à Latouille Lentillac, deux communes distinctes dont la fusion est aussi certaine que la nuit précède le jour. La vraie mesure des choses, c’est encore et toujours la quantité de grains récoltés, le volume de laine et de viandes tirés des moutons, le prix du pain, le labour du jour, le roux des feuilles automnales, le pépiement des oiseaux dés le retour du printemps, une vie de labeur, pas les disputes diplomatiques sur l’influence respectives des pays dans le vaste monde.

Au moins, jusqu’à ce jour funeste, ce 28 juin 1914 où dans une ville exotique, Sarajevo, quelque part au centre d’une improbable Europe orientale en proie à des guerres balkaniques. Un nationaliste serbe du nom de G. Principe vient d’y assassiner l’archiduc François Ferdinand 1 er, héritier de la couronne autrichienne. La nouvelle met plusieurs jours à parvenir à Latouille Lentillac. Les rois, les princes, les nobles, ne sont pas encore des peoples sur papier glacé, tout juste des gens que personne d’autres qu’eux-mêmes ne rencontrent. Le monde est un emboitement clos de castes, de classes, de peuples où chacun reste tranquillement à sa place. Devenir prêtre, instituteur, maire, docteur, conseil général, député, c’est déjà hors de portée pour des gens comme Frédéric, alors tête couronnée n’est ni une envie, ni un rêve. Pourtant, cette fois, à cause de celui-ci, quarante trois ans après les canonnades de la Grosse Berta, l’orage assemble à nouveau ses lourds nuages de mort sur la capitale.

Jaurès prêche pourtant la paix mais beaucoup d’autres songent déjà à la guerre, à son caractère inévitable compte tenu des accords internationaux, de la théorie des dominos. Le premier qui tombe entraine les autres dans sa chute. Que pense donc Frédéric ? Comme Jaurès ? Que la fraternité des travailleurs sera plus forte et plus solide que la logique des va-t-en guerre revanchards ? Que le journal des Socialistes, l’Humanité, a raison de croire que la raison peut imposer son parti pris pacifiste ? Ou bien, ne pense-t-il rien par lui-même qui ne soit déjà pensé dans le cercle familial ? Personne ne peut en témoigner avec certitude. Son nom gravé dans le ciment de ce monument aux morts dit juste qu’il a fait son devoir, c'est-à-dire ce que l’on demande à tous ceux de son âge et qui, de gré ou de force, soumis ou résistant à la propagande, s’enrôlent pour partir la fleur au fusil conquérir Berlin en une semaine, une fois Jaurès tué en plein cœur de l’été, le 31 juillet 14.

Ensuite, quelles que soient ses convictions, il n’existe plus d’autre choix que de se présenter au centre de recrutement de Cahors, numéro d’immatriculation, 1223, de chausser les godillots, les bandes molletières, le pantalon de garance, le calot de soldat, la vareuse bleue et de monter dans un train de réquisition pour rejoindre le front. Quinze heures de train au moins puisqu’il s’arrête dans toutes les gares du parcours, pour se retrouver sur une autre planète, incorporé au 7 ième régiment d’infanterie. L’armée de cette époque, c’est d’abord des pieds pour marcher, pour courir, des mains pour tenir un fusil, porter les premières mitrailleuses, charger d’obus les canons et des yeux pour viser l’ennemi. Tout doit étonner Frédéric : la masse compacte de ces milliers d’hommes assemblées, le bruit qu’ils font, la diversité des accents et des parlers, la sureté des chefs conquérants, le claquement des ordres, lui qui dans son Quercy natal n’obéit qu’à la pluie, au soleil, au vent et à son père pour savoir quand labourer le champ, semer ses graines, tailler sa vigne et récolter son bien, chercher des truffes. Puis, avec le temps, l’habitude d’obéir et de faire comme les autres vient, doucement.

Il marche quelque part sur un chemin de terre dans un long cortège de soldats. Au début, la guerre est de mouvement, on va vers l’avant. Les ennemis se cherchent dans les bois, les vallées, les villages, se bombardent à distance, se tirent comme des lapins. Surtout les Allemands qui ne peuvent manquer de voir le rouge garance qui fait de nos poilus des cibles faciles à repérer tandis qu’eux-mêmes se cachent. Après tout, c’est la France qui a déclaré la guerre, c’est donc à elle d’attaquer. Et elle attaque mais ce qui devait être une promenade de santé se transforme vite en cauchemar. Un peu partout, Frédéric voit des camarades tombés. Un obus éclate, arrache une jambe, une balle siffle et frappe en plein visage, brise une mâchoire, arrache des joues. C’est le temps « des gueules cassées » tandis que dans les airs, les premières « ailes brisés » lâchent manuellement leurs bombes sur les hommes et se crashent sous la mitraille dans les champs dévastés. Très vite, il est évident que les Allemands sont mieux préparés à cette guerre. En moins d’un mois, entre le 15 Aout et le 10 Septembre 1914, la France opère quinze jours de retraite et perd deux cents cinquante mille soldats. Il faut des renforts, stopper le front, sinon, ce sont les Allemands qui défileront bientôt sur les champs Elysées. A quatre par voiture, six cents taxis de la Marne, dans un aller retour incessant de trois jours, transportent, entre le 6 et le 8 Septembre 1914 cinq mille hommes sur le front. Alors, commence la guerre des tranchées.

On pioche, on creuse, on s’enterre, on se protège en s’entourant de barbelés, on installe des cagnas pour se protéger et cantiner, on organise le ravitaillement, les camps pour les blessés. Il faut tenir coûte que coûte. Et Frédéric sait ce que ca lui coûte. La souffrance de l’éloignement, le vin qui ne sera pas tiré, sa femme qui l’attend et dont les lettres sont lentes à arriver. Par contre, l’hiver lui arrive, s’installe. Jour après jour, il fait moins chaud, plus frais, froid bientôt et la pluie des jours mauvais grêle déjà les peaux et le moral. Dans la tranchée, une odeur de boues et de latrines mal évacuées envahit peu à peu l’air qui devient irrespirable. On attend que l’autre en face bouge mais gagner la guerre, c’est d’abord conquérir du terrain pour repousser « le boche » en Germanie. A tout moment, l’ordre d’attaquer peut arriver, on se tient prêts, mais en attendant, on joue aux cartes, on se languit du pays, on se montre des photos, on relit cent fois la même lettre scrutant dans les mots des raisons de ne pas désespérer. Si l’arrière tient, on tiendra. Puis, il faut mettre la baïonnette au canon du fusil. Cette fois, il faut y aller, surprendre l’ennemi entre chiens et loups.

Frédéric est comme les autres, il a peur. Peur de ne pas être à la hauteur de ce qu’on lui demande. Tailler une vigne, il sait, tuer un homme, il n’a jamais appris, ca ne s’apprend pas d’ailleurs, surtout que pour tuer l’autre en face, il faut arriver jusqu’à lui, c'est-à-dire courir entre les barbelés, éviter les balles et les obus, marcher sur les morts de l’attaque précédente que les brancardiers n’ont pas pu enlever, et viser juste ou lui planter dans la viande son couteau en le regardant droit dans les yeux. Il faut qu’il sente la haine et la peur de mourir l’envahir. Au coup de sifflet, l’assaut est lancé. En face, les autres lancent des fusées éclairantes et les mitrailleuses fauchent à l’aveuglette dans les rangs comme une faulx les herbes hautes. Il est interdit de s’arrêter à dit le chef car pour un homme blessé, il faut deux soldats pour l’évacuer. A ce rythme là, il n’y aura bientôt plus de combattants. Peu importe les cris, les pleurs, les appels au secours, Frédéric court, se jette dans un trou d’obus pour se protéger, puis nouveau coup de sifflet, on rentre abandonnant sur le terrain quelques centaines des siens dont les noms vont circuler de bouches en bouches. Celui là est mort, celui là est blessé gravement ou plus légèrement, quelques jours de repos, quelques repas meilleurs et il est bon à nouveau pour la tranchée. Pour les morts, quelques mots suffisent : morts pour la France, morts au champ d’honneur, tués à l’ennemi. C’est écrit ainsi sur les avis de décès transmis aux familles, d’une écriture de plume sergent major très maitrisée. Pour les disparus, c’est un peu plus compliqués. On n’imagine pas la désertion, le phénomène est impensable, surtout au début, le plus certain, c’est une disparition pour cause de mort introuvable ou parce qu’on est prisonnier de l’ennemi. Pour les plus blessés, il y a les hôpitaux du front, puis de l’arrière, mais il ne faut pas trop en parler, ni les montrer, ce serait anti patriotique.

Depuis un an qu’il est au front, Frédéric en a vu tomber plus d’un. Il ne sait pas qui veille sur lui, Dieu ou diable, mais pour l’instant, il est vivant. Sa terre, sa femme, son village lui manquent. Et en même temps, il se sent profondément changer, il agit comme un automate, lui qui n’aime rien tant que sa liberté de mouvement, l’espace du ciel et des champs, et désormais, il doute de tout. De cette guerre tout d’abord. Elle devait être courte, elle s’éternise. Elle devait être éclatante et victorieuse, elle est poisseuse. Elle devait faire de lui un héros, il est comme un rat parmi les rats qui courent dans les détritus de la tranchée, dormant et mangeant parmi eux. Il n’a plus figure humaine. Il doute aussi de l’arrière car la censure veille, l’information est manipulée et dans les lettres qu’il reçoit, il voit bien qu’on ignore tout de la réalité des tranchées. La guerre, ce n’est pas la fusillade permanente, le coup de poing déstabilisateur, c’est d’abord l’attente interminable qui scient les nerfs, les pieds humides dans la glaise de cette marne qui colle et pèse le poids d’un âne mort, envase les hommes et leur moral. Parfois, on sort de la tranchée sans même voir l’ennemi dont la seule réponse est le tac tac tac des mitrailleuses, les obus qui pleuvent, et le cris des ordres pour gagner dix mètres ou parce qu’on veut les reperdre le lendemain. Le front et l’arrière sont comme deux pays, l’un enlisé dans la guerre, l’autre isolée dans la paix.

L’avant, l’arrière. Deux notions désormais sans lien. Car quoi qu’il arrive, demain ne sera plus comme avant, devant comme derrière. Là bas, les femmes sont au travail à la place des hommes à fabriquer de l’armement. Ici, il y a trop d’hommes qui meurent, trop de chair éparpillée, trop de raisons de ne plus vouloir la faire. Dans la tranchée, un petit journal ronéoté critique à mots couverts, avec parfois des dessins assassins, satiriques, les petits et grand chefs, les Joffre, Foch, Pétain, Nivel, Galliéni, Manoury, Clergerie. Ceux qui pensent l’action au lieu de piétiner la glaise, ceux qui mangent à leur faim quand les rations sont de plus en plus maigres, ceux pour qui la guerre étincelle dans le reflet des médailles dont on les décore. Dans leur quartier général, ils poussent des pions, lancent des attaques, sonnent la retraite, prennent des collines, envahissent des monts, imaginent des percées finales, encerclent l’ennemi. De l’autre coté, c’est pareil, les généraux allemands ne sont pas moins généreux en chair à canons. Il faut que ça saigne, que ça charcute, que ça bouillonne et que ça crève de peur à tout instant. Alerte aux gazs moutarde, alerte à l’infiltration d’espions, alerte sur tous les fronts de la Marne, dans toutes les têtes, la guerre est une obsession que mène une courte permission ne permet pas d’évacuer.

Permission. Pour aller où, faire quoi ? Au pays, dans le Quercy, à Latouille Lentillac ? C’est trop loin, trop éprouvant, trop cher. Et puis, s’il part, Frédéric sent qu’il risque de ne pas revenir. Ceux qui restent ne le lui pardonneraient pas. Alors, il traine un peu à l’arrière, fume des cigarettes, écrit une lettre mais les mots ne viennent pas. Pour lui écrire, il pense très fort à elle dont le visage est un soleil, le corps un miel d’acacia, la peau une soie. Mais, ce n’est pas facile d’écrire quand on a les mains pleines de sang, de dire des jolies choses quand on est en enfer. Il dit juste qu’il va bien, qu’il pense à elle, aux enfants qui grandissent, qu’il faut prendre soin des bêtes, de la vigne pour quand il reviendra, puis il écrit un « je t’aime » profond, lui qui ne sait plus rien de ce que sont les émotions humaines.

11 septembre 1915. Il fait presque jour et déjà froid. Frédéric a mal dormi, plusieurs fois réveillé par la fraicheur humide, les rats qui courent entre ses jambes. Il se sent sale, seul, dans ce trou où vivent pourtant plusieurs centaines d’hommes comme lui, de quoi faire un village avec des paysans de tous les coins de France dont certains parlent à peine le français, des bretons, des corses, des provençaux. Mais pour donner l’assaut, point n’est besoin de comprendre. Quand on grimpe à l’échelle pour surgir de la tranchée, tout le monde suit, sait que l’heure du carnage à sonner. De sa besace trempée, il tire un morceau de pain qui s’étire quand ses dents le déchirent, il boit un mauvais café dont la seule vertu est de réchauffer un peu le corps, de raviver l’esprit. Hors de la tranchée, le brouillard est encore dense comme hier. C’est plutôt bon signe puisque hier, à cause de cette purée de pois, il n’y a pas eu de charge héroïque. Seuls quelques poilus ont rampé dans ce coton pour espionner l’ennemi, veillé à ce qu’il ne profite pas de l’occasion pour lancer une attaque surprise. Quand ils sont revenus, ils ont expliqué qu’en face, ça creuse de nouveaux tunnels, ça renforce l’existant, ca fortifie les tranchées. Il suffit d’ailleurs de tendre l’oreille pour le savoir puisqu’on entend des pelles qui raclent le sol, terrassent la terre, en remplient des sacs, restaurent les piquets des barbelés. Ils sont à environ cent mètres d’après nos espions, autant dire à portée de fusils, à un jet de pierres ou de grenades. Ils sont pourtant de fait à l’autre bout du monde. Pendant l’inaction, l’ennemi entretient ses muscles. On entend même parfois leurs voix, des mots rauquent que Frédéric ne comprend pas. Le brouillard est un allié qui cependant doit se dérober d’ici la mi-journée. On est au moins tranquille jusque là.

Dans dix sept jours précisément, Frédéric a trente et un ans, l’âge de la maturité. Il songe à la fête qu’il ne fera pas, aux cadeaux délicats, qu’en cachette, sa femme et ses enfants lui ont préparés. Pas grand-chose en soi, mais juste des petits gestes d’amour dans du papier bleu ou rose, avec un joli nœud dessus. Il songe à tout ce qui rend la vie humaine et attachante, à ce qui, plus encore que la nourriture, fait défaut dans ce trou, une chaleur humaine, une présence féminine, une atmosphère de paix et de bonheur simple.

11 H 20, le ciel est dégagé. Quelques brumes résistent encore au soleil qui mouille ses lèvres dans l’humidité boueuse du terrain. Le capitaine est passé dans les rangs murmurant qu’on prépare un nouvel assaut, les conditions sont bonnes. L’ennemi est exténué dit-il. Personne ne lui rétorque qu’ici aussi, on en peut plus. Le défaitisme est passible de la cour martiale, de la peine de mort. Alors autant mourir en héros plutôt qu’en traitre. L’ordre sera donné vers midi explique le capitaine. D’ici là, chacun vérifie son barda, sa poudre, affute sa baïonnette, vérifie qu’il a de l’eau dans sa gourde, relit une dernière fois la lettre qu’il porte sur lui pour le cas où ce serait la dernière, celle qu’un facteur remettra à la famille en témoignage des derniers instants. La mort, tout le monde y pense, personne n’en veut. A vingt ou trente ans, c’est toujours ainsi, on se croit immortel même dans les pires moments et quand les brancardiers ramènent un corps, chacun regarde le trépassé comme un qui n’a pas eu leur chance de se glisser entre les balles et les éclats d’obus.

Midi. le capitaine murmure un ordre qu’on se répète de bouche à oreille. La baïonnette au fusil ! Cette fois, c’est sûr, on va y aller. La tension est extrême, se lit sur les visages aux traits tirés, sales et pas rasés. A cet instant, sous le regard des copains, on n’est pas un poilu d’opérette, on n’a soudain mille ans. Au coup de sifflet, ca grimpe sur l’échelle, Frédéric est le troisième à surgir de la tranchée. Il coure dans le réseau de barbelés tandis que claquent les premières balles dont l’une frôle sa tête. Dans le sillage des deux autres, il se protège avec leurs corps qu’il suit comme une ombre. Frédéric plonge dans un trou d’obus, vise et tire, entend un cri. Est-ce à côté de lui, celui qui tombe ou bien en face l’allemand qui vient de s’effondrer ? Peu importe, pour emporter la tranchée, il faut encore ramper, courir, tuer. Frédéric se lève et là, quelque chose prés de lui explose qui l’aveugle et lui déchire la chair sur le flanc gauche. La douleur est si forte, si soudaine, qu’elle en parait irréelle. Pourtant, les jambes se dérobent, le corps vacille et s’affale dans la boue comme un paquet de linge sale. Frédéric est touché, blessé. Il ne peut à lui seul juger de la gravité de la chose mais il sent en lui comme un morceau d’obus, de fer, qui lui cisaille les chairs sanguinolentes. Autour de lui, les hommes repassent dans l’autre sens, retrouvent au plus vite la protection de la tranchée, l’attaque est défaite. De tous côtés, des cris : brancardiers, brancardiers ! On appelle à l’aide.

Les yeux grands ouverts sur le ciel, Frédéric n’as pas la force de crier qu’il est encore vivant, qu’il est là tout prêt de celui que deux ombres fugaces enlèvent. Il sait que son tour viendra pourvu qu’il ne sombre pas, ne se laisse pas gagner par la peur de mourir. De sa main gauche, il touche cette plaie qui le dévore. Son sang est chaud, il est comme une outre renversée, il se vide dans un gargouillis poisseux sur un sol qui le boit, l’absorbe. Le temps est une succession de nuages qui annonce une pluie nouvelle. Personne ne vient, Frédéric ne voit personne dans le jour qui s’absente déjà. Il plonge dans la nuit.

Personne n’imagine sa propre mort, qu’elle soit fulgurante ou lente, douce ou douloureuse sauf dans la vieillesse. Elle parait naturellement lointaine, tellement improbable quand on se croit jeune. Surtout qu’on ne meurt pas avant les siens, avant ses propres parents. Ca ne se fait pas. Qui donc en ce cas irait les honorer sur leurs tombes ? Qui donc assurerait la descendance ? Frédéric a de drôles d’idées tandis que le silence s’installe autour de lui comme un linceul. Puis, il ferme les yeux, il ne sent bientôt plus ses jambes, son torse, sa blessure. Il se meurt comme on s’endort, comme avant lui des milliers d’autres et après lui des milliers d’autres encore. Un million cinq cent mille exactement, plus quatre millions de blessés, sur huit millions et demi de conscrits qui se sont battus durant ces quatre longues années.

Le 11 Aout 1917, par un jugement du tribunal de Figeac, le soldat Frédéric Bourgade est officiellement enregistré comme « tué à l’ennemi » à la Harazée dans la Marne. Devant le monument aux morts de Latouille Lentillac, les enfants de l’école communale passent aujourd’hui sans plus le regarder. Cent ans, c’est pour eux quasiment le moyen-âge. Pour moi, l’homonymie est une question. Est-il un de mes ancêtres ? Suis son double réincarné ? Suis-je à la hauteur de son courage ? En fait, tout ce que j’écris est du réel inventé et de nos deux, il n’y a que moi pour savoir que la der-des-der ne le fut pas, et que le dernier des poilus français est l’italien Lazare Ponticelli, 110 ans.

« Un jour j’ai fait prisonnier un allemand… j’ai attrapé un allemand. Je l’ai regard, il pleurait. Je me suis dit, s’il est prisonnier, il ne verra plus sa famille, ni ses enfants. Je l’ai ramené à sa tranchée ». (1)

1) déclaration entendu au journal télévisé de France 3, le 21 janvier 2008.

Fred.bey

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