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Billet de blog 13 mai 2008

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un miroir dans le regard

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On ne voit pas qu’avec ses yeux mais aussi avec sa culture, ses références, ses opinions. Evidente en soi, la chose le devient plus encore en voyage. Il y a certes l’étonnement d’une situation étrangère, voire exotique, mais il y a surtout la tentation permanente de la comparaison et du jugement, ce besoin inconscient d’établir une hiérarchie, de se positionner, de faire du monde une compétition permanente, une équation dont l’inconnu est l’autre, de regarder pour confirmer le monde tel qu’on l’imagine, de regarder avec un miroir dans le regard.

Cuba à dix heures d’avion de Paris. Un monde dans ce monde, avec sa végétation luxuriante, ses pluies tropicales torrentielles, ses tornades, sa moiteur de hammam en plein air, son histoire révolutionnaire récente et ses mythes : Ché-Guevara, Castro. Une île monde à la fois proche et lointaine. Proche par sa puissance magnétique, lointaine par sa réalité physique. Dix heures d’avion et une impression immédiate de froideur et de panique maîtrisées. Celle des agents du ministère de l’intérieur qui, à l’aéroport, contrôlent les passeports. Vêtus de kaki militaire, ils vous observent depuis leur boxe de contrôle, sans la moindre envie de sourire. Passeport en main, leurs yeux vont de vous à vous. De vous, debout, à vous, photographié ; de vous, débout, à vous, dupliqué sur l’écran ordinateur grâce à la caméra qui, derrière eux, vous scrute. Ils vous dévisagent, vous envisagent, vous inspectent d’un regard policier qui cherche les indices de la supercherie. Comme si le touriste était en service commandé, un contaminateur capitaliste à neutraliser, ou pire encore un agent des Américains. Lesquels scrutent probablement Cuba, sans difficultés, avec leurs satellites, leurs drônes et leurs grandes oreilles. Mais le voyageur est dans leurs yeux comme un suspect. Il apporte bien sûr des devises dont Cuba a besoin, mais il importe aussi son regard critique, sa liberté de penser, sa parole, sa manière d’être. C'est-à-dire le risque d’une pollution intellectuelle, d’une contagion idéologique par simple contact. D’où ce besoin de l’encadrer, de lui rappeler qu’on ne rit pas avec la souveraineté nationale de cuba. Et les agents ne rient pas. Un doute ? Ils vous demandent d’enlever vos lunettes, de les remettre, de ne pas sourire, une autre pièce d’identité avec photo, juste pour voir, pour comparer. Et même parfois, une explication qui pour eux reste totalement invérifiable mais qui signifie simplement qu’ils ont le pouvoir de vous réexpédier ou de vous laisser passer.

Derrière le sas, une aérogare comme des centaines d’autres avec une foule qui attend ceux qui arrivent, ou plutôt reviennent, puisqu’on ne part jamais définitivement de Cuba, sauf les fuyards de Miami. Les touristes grimpent dans les bus, direction les hôtels. Premières visions d’un nouveau monde. Une chaleur saturée d’humidité avec partout des palmiers, des flamboyants, des plantes généreuses dont les noms échappent. Un vert paradis abreuvé de pluies dont la sueur exhale par tous les pores. Une lumière féroce qui flagelle les yeux et tranche à vif les couleurs. Les verts presque fluorescents, les rouges incandescents, les marrons ocres de terres imbibées, et le noir bitume de la route qui déroule une langue lessivée vers la ville encore lointaine. Puis les premières maisons surgissent. Des cabanes en bois sans fenêtres, avec devant des gens qui, comme à travers une vitre, nous regardent, l’air absent. Deux mondes qui dans l’instant cohabitent sans se voir, vraiment. Eux qui nous regardent, nous qui les regardons. Ensuite, des immeubles de béton nus comme des cubes posés l’un sur l’autre, des blocs pesants, percés de fenêtres et de balcons, sans la moindre finition, à jamais inachevés. Constructions plus squattées qu’habitées, tant le délabrement extérieur est apparent, la pauvreté intérieur indiciaire. Ici, on parlerait de taudis, de logements précaires, là bas, d’habitations. Impression renforcée par le fait que ce sont des noirs qui y logent. Ce qui n’a rien d’anormal, de ségrégatif puisque ici le noir n’est pas une minorité, mais cette vision amplifie juste l’impression tiers-monde de l’européocentriste pour qui la qualité de l’habitat est un indice du niveau de vie, de l’insertion économique, du statut social acquis par l’individu, de l’estime de soi et des autres. La ville enfin. Là aussi, un trouble immédiat. Toits plats, perrons à colonnes, cubes de béton sur son carré, l’élégance est hispanique de type colonial. Une atmosphère des années cinquante malgré le crépi partout délabré, la ferraille parfois apparente, et la noblesse du style. Surtout les grosses maisons bourgeoises retapées. Beaucoup servent d’ambassades. Après la révolution, elles ont été réquisitionnées, nationalisées et utilisées pour y loger des habitants, puis rétrocédées, un peu plus tard, pour y installer les ambassadeurs des pays étrangers ou servir de lieu d’accueil pour les visiteurs de marques. L’explication est de la guide. Massives, majestueuses, elles sont comme les balises d’une Cuba riche, les vestiges d’une époque révolue, d’une saison qui peut revenir, dont les hôtels sont peut être les prémices. Beaux hôtels à touristes, plus ou moins luxueux, avec terrasses, salle de gym, piscine, restaurants multiples, implantés en bord de mer, dans l’hyper centre de la Havane, mais aussi dans des quartiers populaires et tranquilles.

La co-existence. Des « riches » qui passent, des pauvres qui restent. Car pour venir d’aussi loin, le touriste est forcément riche. C’est assurément ce qu’il y a dans la tête des cubains. Illustration. Quelque part sur le Malecón – le front de mer à la Havane – trois jeunes gens – dont deux femmes- assis sur un rebord regardent le va et vient des touristes. Leurs yeux s’accrochent sur le pantalon de Marie, sa coupe, originale. Discussion. L’une veut savoir si c’est la dernière mode chez nous ? L’autre combien il coûte ? Les réponses étonnent. 60 euros, c’est pratiquement six mois de salaire dit l’homme. Il gagne dit-il 125 pesos cubains, soit l’équivalent de 12 euros et demi par mois. Pas facile de relativiser leur vision de nous, de leur expliquer nos millions de chômeurs, nos milliers de sans abris, nos travailleurs pauvres, que les salaires sont plus forts mais le coût de la vie aussi. La richesse est donc relative mais la pauvreté parfois absolue.

Les yeux exorbités, un homme nous poursuit jusque dans un magasin du centre de la Havane pour obtenir quelque chose. Dans sa main, il roule quelques centavos. A la terrasse d’un restaurant, un homme mange avec ses doigts un morceau de poulet grillé. Il est là parce qu’il a faim. Il est surtout là, imposé par un touriste anglais qui lui offre ce repas. L’homme est physiquement dépenaillé. Il porte un pantalon usé à fines rayures, un tee-shirt rouge rose incertain, une paire de tong fatiguées. Il a les cheveux teints en blond portant chignon, les lunettes de vue rafistolées avec du ruban adhésif, tenues derrière les oreilles par un lacet. L’homme a l’air d’un homosexuel, d’une maigreur presque sidéenne. Une apparence qui, autant que sa pauvreté évidente, le fait rejeter par le personnel qui ne lui apporte ni couvert, ni verre d’eau et précipite son départ par ses regards appuyés. Une autre rue, un autre jour. Un cubain nous heurte, par hasard. On parle, on marche dans la même direction. Il est professeur de sport dit il. Il joue à l’informateur touristique quand un policier est en vue. Police qui semble beaucoup l’inquiéter. Il est sympathique mais collant jusqu’à l’irritation finale. Pour nous lâcher, ils nous demandent deux dollars. La paix, ça se paye ! A Pinar del Rio, une ouvrière dans une fabrique de cigares. Les touristes circulent devant les établis où les mains s’activent à rouler, feuille après feuille, « des Roméo et Juliette », « des Montecristo », etc. 44 heures de travail par semaine pour un salaire probablement maigre. Le surveillant a le dos tourné, l’ouvrière interpelle le touriste d’un geste. Pour lui faire comprendre ce qu’elle veut, elle pose sur son établi un peso cubain convertible, soit un euro qui en appelle un autre. 200 pesos cubains soit 20 euros, c’est le salaire de notre guide. Professionnelle, attentive, respectueuse. Elle accepte les quelques pesos convertibles qu’à la fin de la sortie du jour, les touristes lui donnent gentiment. Monnaie de singe pour les uns – Pesos cubains – monnaie virtuelle pour les autres – Pesos convertibles. Les seuls, en fait, qui aient cours à Cuba puisque les prix des commerces, restaurants, sont en Pesos convertibles. Pour l’ordinaire, le quotidien, les cubains paient avec les tickets de rationnement et pour le reste, ils se débrouillent.

Pauvre ? Pas tous à l’évidence. Car dans la rue, la richesse des cubains est aussi perceptible. Certains jeunes gens portent des lunettes de soleil coûteuses. Des Dior, et d’autres marques. Des accessoires, qui dans la zone free taxe de l’aéroport, se paient 250 euros. Elles ont été achetées dans tel magasin d’hôtels à touristes ou chez Harry’s Brothers, une sorte de galerie Lafayette locale - en moins achalandé - nous dit on. Impossible en réalité d’en trouver. Il y a de toute évidence des combines puisqu’elles ne sont pas fabriquées sur place, ni tombées d’un camion. Autre indice. Des automobilistes roulent en Peugeot 206-307, en Wolkswagen, Citroën, Mercedes, quand la majorité sont des voitures épaves dont les fumées bleues et noires polluent jusqu’à la rendre irrespirable, l’oxygène des piétons. Ou circulent à bord de belles américaines des années 50 - des Bentley, des Chevrolet – plus ou moins bien entretenues, rafistolées, dont les silhouettes pesantes, massives, glissent dans un bourdonnement d’avions sur les avenues surchauffées de la Havane. D’autres, beaucoup plus nombreux, marchent à pied, ou bien s’entassent dans des bus essoufflés, ou dans le chameau. Il s’agit d’un camion qui tracte une sorte de wagon à bosse – d’où le nom de chameau - contenant trois cents personnes. Moyen de locomotion fortement déconseillé aux touristes malgré le prix modique, pour cause de promiscuité. Pour eux, il y a des bus d’hôtels et des taxis tout conforts avec tarif officiel ou tarif négocié. Ou encore, des vélos taxis et des cocos taxis : c'est-à-dire, deux places capuchonnées, par un demi jaune d’oeuf en résine, tractées par une mobylette. Le prix de l’essence reste d’ailleurs dissuasif. O, 80 pesos convertibles. Soit environ, 80 centimes d’euros, un peu plus de 5 francs. Avoir une voiture à soi – plaque d’immatriculation jaune – est de fait un certain luxe. Les autres véhicules - plaques d’immatriculation bleues – sont des voitures d’Etat. C’est à dire de fonction ou professionnelle, des voitures publiques.

Dans la rue, des agents de circulation armés d’un panneau – un peu comme nos emplois jeunes devant les établissements scolaires pour les passages cloutés – peuvent d’autorité, arrêter ces plaques bleues pour contraindre le chauffeur à un co-voiturage. Le véhicule se transforme alors en moyen de transport collectif. Dans les campagnes, le système est plus spectaculaire. Sur l’autoroute, Les cars de touristes doublent sans cesse des « troupeaux d’hommes et de femmes » dans des camions bétaillères. Groupés les uns contre les autres, les voyageurs, debouts, s’abritent parfois du vent et de la pluie sous des auvents de bois construits à l’arrière. Il n’est pas rare aussi de croiser, sur cette autoroute sans péage, sans station essence, sans possibilité de dépannage, sans panneau indicateur, des bus et des autos en panne, mais aussi des piétons surgis de villages invisibles, des vaches délaissant un pâturage non clôturé, des chevaux sans cavaliers, des cyclistes et des charrettes. Le partage de la route est d’autant plus facile que la circulation est faible, et la vitesse limitée par la qualité du revêtement de la route, pourtant meilleur qu’en ville. Transporté, le voyageur est en effet toujours chahuté. Bus, taxi, coco taxi, le jeu consiste souvent à éviter les trous, à les contourner, pour économiser les amortisseurs. Vu leur ampleur, leur nombre, il est clair que ces trous n’ont pas eu de goudron depuis longtemps. Certains se transforment d’ailleurs en petite marre dés qu’il pleut.

A deux pas de l’hôtel, un groupe d’enfants y pourchassent, nuitamment, une grenouille. Dans le quartier, le goudron est cependant réapparu sur la chaussée juste avant le sommet des non alignés. Une cause, un effet ? Rien ne permet de l’affirmer, rien ne prouve le contraire. Car pareillement, le service de ramassage des ordures est défaillant. Pour un camion de ramassage croisé dans le centre ville, combien de poubelles pleines qui massèrent dans la rue, ou de déchets sur le sol, en pleine capitale, en pleine zone touristique ? En soi, il n’y a pas mort d’hommes, mais l’existence de Service publics denses, efficaces, parait un bon indice de richesse ou de pauvreté collective. Leur existence signale un niveau de vie, un mode de répartition du bien être, un impôt collecté pour le payer. Donc un surplus de revenus, qui, on l’a dit, est maigre. Le tourisme est très clairement- surtout depuis la fin de l’URSS - la ressource du pays qui n’a pour toute richesse naturelle exportable qu’un peu du nickel, qui ne possède pas d’industrie lourde et ne fabrique rien qu’un autre pays puisse désirer lui acheter. Un pays pauvre, quasi autarcique, qui se tient, à l’écart des réseaux économiques et des flux financiers internationaux. Le touriste le constate à des choses simples. Par exemple, l’absence des guichets automatiques, devant les rares banques. Tirer de l’argent avec une carte bleue suppose, en effet, des accords de réciprocités, d’échanges, une parité monétaire basés, non pas sur une décision unilatérale comme celle du Pesos convertible uniquement à Cuba, mais sur une richesse économique quantifiée, un produit intérieur brut identifiable. Or, le Pib cubain est à l’évidence faible, constitué de transformation agro-alimentaire des produits locaux comme la canne à sucre, de la production et vente du tabac dont les fameux cigares et des services marchands. Faucher l’herbe du bord des routes à la serpette entretient certes le paysage, donne aux salariés qui le font une activité et des ressources, mais en soi cette occupation ne crée aucune valeur ajoutée qui est la mesure de la richesse.

« Le socialisme, c’est bien pour l’éducation, le sport, et la santé ». On dirait un slogan, mais ce sont les mots d’un habitant. Inversement, ce propos dit, sans le dire ouvertement, que ce Socialisme là n’est pas bon pour le bien être individuel et collectif. Pas seulement parce qu’on y gagne mal sa vie, ou qu’on y vit mal. Mais parce qu’on y vit sans vraie perceptive, sans possibilité de partir, et que la situation semble figée. Cinquante ans après la révolution, la Havane s’effondre. Partout, des immeubles, d’une belle architecture, mais délabrés, lépreux, sales, paraissent sur le point de s’effondrer. Surtout dans les quartiers autour du Capitole, la réplique de la Maison Blanche américaine. Certains de ses immeubles sont d’ailleurs envahis par la verdure, murés, ou soutenus par des échafaudages qu’on ne saurait confondre avec un début de reconstruction puisque partout où les immeubles ont disparu, il reste des gravats ou des trous comme dans une dent cariée. Même ceux qui résistent encore – pour combien de temps ? – montrent par endroit leur squelette de ferrailles. Ici, tous seraient déclarés insalubres, inhabitables, dangereux pour les habitants qui pourtant, s’entassent à « 50 personnes - des jeunes, des vieux, des couples, des enfants - dans trois appartements » raconte un locataire. Il faudrait tout refaire, tout reprendre, mais Cuba n’a ni carrière de ciment, ni argent pour en acheter à l’étranger.

« Il y a trois mille maisons qui se sont effondrées » me dit un confrère journaliste pigiste pour VSD, qui tente de rentabiliser son visa touristique. Pour lui, c’est une preuve de plus que le régime est pourri, que le Capitalisme est supérieur au Communisme dont Castro serait l’archétype. Pas seulement sur le plan des libertés, mais aussi pour l’efficacité économique. Le blocus américain ? Balayé de la main. La guerre froide ? De l’histoire ancienne. La pauvreté endémique de toutes les îles caribéennes ? Un prétexte. Le vrai coupable est idéologique. Les immeubles des marchands de sommeil qui flambent à Paris ? Pas pareil. Nos millions de chômeurs ? Des profiteurs du système allocataire ou presque. Nos millions de pauvres officiels ? Des assistés qui profitent de la solidarité. La Sécurité sociale ? Un cadeau de De Gaulle affirme t-il sans rire. Une vraie caricature qui voit la réalité sociale comme la juste récompense d’un mérite personnel, et qui en retour me voit comme un stalinien apôtre du cambodgien Pol Pot, du coréen du Nord Kim Il-sung, et de Castro réunis. Tout ça parce que je trouve des explications à la réalité cubaine. Une réalité faite de références historiques, idéologiques, de conditions économiques objectives et d’une obsession anti américaine de souveraineté nationale.

Les références idéologiques sont en effet partout visibles, sous forme de commerce et de slogans. Sur tout type de supports – tee shirt, portes clés, vaisselle, photos, cartes postales, livres, bérets, pièces de monnaie- on vous vend du Ché et du fidèle Castro. Figure christique pour l’un, figure paternelle pour l’autre, jusqu’à l’overdose. On en vient à se dire que le Ché a eu raison de mourir jeune. Tout d’abord, parce qu’il reste ainsi une icône pure comme James Dean ou Marilyne Monroe. Un Ché bedonnant, atteint de calvitie, rhumatisant serait moins attrayant. Ensuite parce qu’avec sa mort, Cuba a quelque chose à vendre aux touristes. Enfin, parce qu’en mourrant jeune, il n’a rien pu dire ou penser de méchant sur l’évolution de Cuba et de Castro. Du coup, Fidèle passe pour son plus rigoureux dépositaire testamentaire. Ce dont il est un peu permis de douter. Si le Ché a quitté volontairement Castro, c’est aussi, peut être, parce qu’il ne se voyait pas en propriétaire gestionnaire de Cuba.

Cette exploitation de l’image du Ché a d’ailleurs quelque chose de malsain. Elle relève, pour moi, d’une idolâtrie, d’une bondieuserie laïque. Elle renforce l’idée de l’homme providentiel et elle justifie son maintien au pouvoir quand bien même le libérateur est devenu peu à peu, dictateur. Personne à Cuba ne peut, en effet, en dehors de lui, avoir une idée juste et honnête de ce qui est bien ce pays et les cubains. C’est ainsi qu’on sacralise l’homme, ses décisions, et qu’il s’autorise à emprisonner, au nom de sa vérité « définitive », ses opposants, ses contradicteurs, et finalement son peuple. « Sortir de Cuba ? On ne peut pas. Il y a les intimidations sur la famille et l’emploi » explique un habitant. Cela en contradiction totale avec l’idéologie revendiquée et les slogans affichés. « Le socialisme, c’est l’altruisme, l’humanisme, l’indépendance et le respect » proclamé par l’un d’eux. Une bien jolie phrase, très morale, susceptible de provoquer une adhésion spontanée, humaniste, mais sans rapport avec la réalité. Les slogans sont d’ailleurs toujours référés à l’image mythique des révolutionnaires, qui depuis cinquante ans ne cesse de descendre de la sierra Maestra. On voit ainsi, de panneaux en panneaux, des visages de barbus, seuls ou en groupe, comme surgissant du maquis. Une imagerie d’exaltation, une propagande silencieuse contre l’amnésie, mais qui sur la longue durée constitue une sorte de persécution de la mémoire, une tyrannie visuelle qui, au final, confisque à son profit toute possibilité d’évolution hors du chemin imposé. Tout réformateur du système est par avance un traite, ou pire, un vendu au régime capitaliste, donc aux Américains. A moins que l’évolution cubaine, l’après Castro, ne soit de type chinois. Ultra-libéral sur le plan économique, stalinien sur le plan idéologique, et à parti unique sur le plan politique.

Ce manichéisme est également visible au musée de la révolution. En une dizaine de salle, le visiteur parcourt l’histoire de Cuba, de sa découverte par Christophe Colomb, à sa révolution, en passant par l’époque coloniale, sa guerre d’indépendance contre l’Espagne, sa lutte contre la domination américaine. On y apprend les visages des héros de l’indépendance comme le poète José Marti. On y voit les moments forts des révoltes ouvrières et étudiantes contre les dictateurs Machado et Batista, le rôle des partis politiques dont le Parti Populaire Cubain Orthodoxe. On y découvre des photos étonnantes sur la vie au maquis, ses moyens techniques pour lutter contre la dictature ; puis la prise de pouvoir, les relations avec les Etats unis et l’URSS, etc. On se rend compte surtout, au nombre de photos présentées, qu’à cette époque, les « barbus» avaient déjà conscience de la « communication » dans l’édification d’une conscience populaire. Si cela n’avait pas été le cas, il n’aurait pas produits autant de photos utiles à leurs dénonciations des brutalités policières et à leur propre propagande. Dans ce musée, on peut aussi lire le nombre de pauvres, de malades, de mal logés, sous les régimes précédents, et voir la répression des manifestations étudiantes et ouvrières. Mais à l’inverse aujourd’hui, il n y a rien, dans les colonnes de Granma, l’organe central du Parti Communiste Cubain, sur les mal logés, les bas salaires, les opposants emprisonnés. Puisque évidemment, tout va bien. Ni dans « Rebelde », le journal de la jeunesse révolutionnaire. Curieusement, dans ce musée, comme dans Cuba, on voit d’ailleurs peu de signes du Parti communiste. Notamment, on ne voit pas de drapeaux rouges frappés de la faucille et du marteau. Ce qui confirme une impression toute personnelle. Le régime castriste est d’abord nationaliste, au sens de patriotique. Il s’est en effet construit sur le rejet de la domination étrangère – Nord américaine – et le socialisme comme alternative au capitalisme des Etats-Unis – est venue du lien soviétique. Le choix de la troisième voie – celle du non alignement – est le moyen par lequel Cuba – et d’autres pays – a maintenu la fiction de son indépendance dans un monde d’interdépendances économiques et politiques. La fin de l’URSS a d’ailleurs amplifié les difficultés de Cuba. « Il n’y a que trois pays qui nous aident » raconte une gardienne du musée de la Révolution. Parmi eux, le Venezuela d’Hugo Chavez qui fournit à Cuba du pétrole à un prix abordable. En retour Cuba forme des médecins et lui en fournit, 14 mille depuis 8 ans, selon le Monde diplomatique d’août 2006 qui raconte, comment après avoir envoyé, autrefois, des soldats cubains en Rhodésie et en Angola, la Havane pratique aujourd’hui un internationalisme humanitaire pour sortir de son isolement politique.

L’après Castro est donc ouverte. « Il y a son frère, Raul » dit encore la gardienne du musée. « Et d’autres ». Mais aborder franchement le sujet est délicat. Est-ce à cause des policiers, des Comités de défense de la révolution, d’une peur intériorisée, ou plus simplement une lucidité. Impossible de savoir vraiment. « Je l’ai vue à la télévision, il est maigre » constate notre accompagnateur. « Après lui, on ne sait pas » ajoute t-il. Cuba se contente donc d’attendre. Le régime, comme les bâtiments non entretenus, finira bien par s’effondrer sur lui-même, lui aussi. A moins que tout ceci ne soit que la surface des choses, vue avec les yeux.

F.bey (octobre 2006)

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