Devant des lycéens qui hurlent. Ils n'ont pas dix huit ans, ils sont tout feu tout flamme, et leurs cris sont des épées en bois contre celle de Damoclés qui pèse invisible, sur leur tête. Derrière, la foule des adultes: profs, chercheurs, chômeurs, retraités, fonctionnaires, etc.. Chacun derrière sa banderole, chacun avec des auto collants sur le corps, et parfois un drapeau qui flotte au vent; chacun derrière une sono qui scande des slogans, peu ou pas repris, et des chansons, plus ou moins révolutionnaires ou réalistes.
Le défilé s'étire ainsi sur plusieurs kilomètres, avec régulièrement, des distributeurs de tracts, certains purement syndicaux, d'autres émanant de partis politiques. Il y a aussi des caméras de télévision pour des images mille fois vues, des reporters radios glanant parmi les manifestants, les trente secondes de sons qui donneront à entendre la colère qui, dans la manifestation, ne se perçoit pas.
La manifestation est en effet un rituel avec des règles précises: un point de ralliement, un circuit défini, une ou des raisons objectives de mobilisation, des slogans faciles à reprendre, un ordre de rang dans le défilé pour chaque groupe - FO ou la CGT au premier rang, les anarchistes au dernier derrière la LCR et un point de dispersion finale. Occuper la rue, provoquer une perturbation, être visible des autres citoyens, des médias, se faire entendre des pouvoirs publics, des patrons, des législateurs, ce sont les buts de la manifestation. Parfois, la manifestation est aussi festive, ludique, mais de plus en plus, elle est triste, anesthésiée, sans clameurs ni saveurs.
On défile pour défiler, sans défier quiconque. Mêmes les Renseignements généraux s'y sentent à l'aise, chez eux, viennent aux informations auprès des syndicalistes, échangent avec les journalistes leur chiffres de manifestants, et il n'y a besoin ni de service d'ordre, ni de force de l'ordre. La sécurité est assurée par le fait même que la manifestation est un ordre qui ne fait pratiquement plus désordre dans le paysage. Ce n'est plus depuis longtemps "l'étincelle qui mettra le feu à la plaine " (Lénine) ou le début de "la lutte finale". Ce n'est plus qu'un moment qui, à force de répétition sans (r)évolution perd de sa substance et dont les participants ne sont plus que des figurants comme dans les émissions télévisées. ce ne sont pas leurs convictions qui sont en cause, puisqu'ils sont là de leur propre fait, mais la manière de manifester. La manifestation est devenue une promenade de santé, un promenade à pas lents sans plage ni pavés, tout juste une désertion puisque pour manifester, il faut au moins être en grève, fuir le travail, le rejeter une journée au moins. acmé de la lutte, la manif se meure, devient mineure dans la partie de bras de fer entre les dominants et les dominés. Reste, la bataille des chiffres. Combien étions nous? 300 mille, 700 mille, chacun sa source et sa comptabilité. Réduite à un simple moment de communication, la manifestation est d'ailleurs un succés avant même d'avoir commencé. Ainsi, à Toulouse, deux jours avant le rassemblement, les organisateurs annonçaient de dix à vingt mille protestataires. Il y en eut, parait-il, de quatorze à vingt cinq mille. En dessous des prévisions, le chiffre définitif n'aurait pas fait sérieux, mobilisateur, influent.
Derrière, tout derrière, quatre auto balayeuses de la mairie suivaient le cortège nettoyant immédiatement toutes traces de la manifestation qui sitôt passée était dépassée, invisible.