Nabil est originaire de Tipaza en Algérie, il est venu en France pendant la guerre civile, poussé par son père qui craignait pour ce fils indomptable et fêtard. Au pays, il suivait des études en agro-alimentaire, une fois à Paris, où il a choisi de s’installer, il se reconvertit en entamant des études d’informatiques et de gestion, mais il ne les continue pas longtemps et s’oriente finalement vers la restauration. Très vite Nabil travaille pour les plus grands restaurants et palaces parisiens. Devenu maître d’hôtel, il fait alors une rencontre déterminante, celle de Joël Robuchon qui le prend dans son équipe. Il y a une vingtaine d’années, le même Joël Robuchon lui propose de l’accompagner au Japon, mais Nabil n’y reste que trois semaines, Paris lui manque et il demande à rentrer. À son retour, il rencontre une Japonaise venue faire des études d’architecture à Paris. Elle deviendra sa femme et le couple vivra quelques années en France. Avec elle, il a d’abord passé des vacances au Japon et il a commencé à connaître le pays autrement. À cette époque, il avait « une over dose de la France », l’atmosphère lui pesait et le couple décide de tenter une expérience japonaise. Seulement ce changement l’effraie : l’anonymat, l’éloignement de la méditerranée et de l’Algérie, la densité de population...
Il pose alors des conditions à son épouse. Si au bout de 18 mois, il ne se sent pas à sa place, il rentrera à Paris avec ou sans elle. Mais au bout de 6 mois, il lui déclare : « Ça fait 6 mois que nous sommes au Japon. Avec ou sans toi je ne reviendrai plus jamais en France. » Maintenant Nabil est à la tête de restaurants type bistronomie française à Tokyo et y est très heureux entouré de son épouse, de ses trois enfants, de ses équipes et de ses amis. Sa peur initiale a vite été remplacée par l’enthousiasme de la réussite, le manque du pays est comblé en partie, à la fois par ses amis français et algériens, et par une immersion dans la vie japonaise facilitée par son épouse. Sa voix est chaleureuse et profonde, il parle avec ses tripes. Il est joueur, je vois son sourire figé sur ses lèvres même lorsqu’il évoque quelques épisodes difficiles vécus en France qu’il a envie d’oublier car il aime trop la France et ne veut garder d’elle que du positif. Il me rapporte deux épisodes qui datent du début de sa carrière en gastronomie. Jeune dans le métier, il demande conseil à un maître d’hôtel chevronné qui le rabroue et lui signifie qu’à son grade on ne s’adresse pas à lui aussi facilement : ce sera la première et la dernière fois car il doit se débrouiller tout seul. Autre anecdote qui pourrait être drôle si elle n’était injuste : Nabil gagne très bien sa vie et s’apprête à signer avec une agence immobilière pour louer un appartement. On lui demande sa carte de séjour, il leur répond qu’il ne l’a pas. L’agence est alors sur le point de mettre un terme à la transaction lorsqu’il les provoque : « Et si je vous donnais ma carte d’identité française, est-ce que l’affaire peut se conclure ? »
Au Japon dit-il, le racisme existe comme partout, mais il n’est pas permis de l’exprimer ouvertement. Après une petite collision avec une dame, ils sont tous les deux au poste de police pour faire une déclaration d’accident. La dame, énervée, lui demande son origine, c’est alors qu’un policier lui fait remarquer que ce type de question est interdite. Nabil a le sentiment profond que la police est au service du citoyen qui n’en a pas peur contrairement à ce qui se passe en France. Pour lui, Tokyo est une ville rassurante et sécurisante. Il la compare à Paris qu’il trouve de plus en plus sale, indisciplinée et violente. Il n’y revivrait pas, dit-il avec certitude.
Et pourtant qu’est-ce qu’il l’aime cette France et en particulier Paris. « Si tu vas à Londres une fois, tu dis waouh; une deuxième fois, tu dis waouh; une troisième, tu dis, ouais, bon, waouh. Alors que lorsque tu vas à Paris, à chaque fois, le waouh est encore plus fort.
Je pense que Paris c'est une ville ensorcelante c'est une sorcière. Lorsque vous y habitez plus de 6 mois vous ne pouvez plus la quitter. Si j’ai été arraché à cette ville, c’est pour des raisons familiales. »
Il trouve que les immigrés sont moins bien traités en France aujourd’hui qu’avant, et il ne sait pas pourquoi. Au Japon, il existe aussi une immigration et une crainte de l’étranger. Mais il situe cette crainte au niveau de la performance professionnelle. Les Japonais craignent ceux qui travaillent mieux qu’eux. « Ici, dès que vous travaillez bien, vous êtes respectés. »
Il n’en reste pas moins que, si son corps est à Tokyo, sa tête reste à Tipaza, le Tipaza de son enfance qu’il voudrait retrouver pour ses vieux jours. Le Tipaza qu’il raconte à ses enfants qui parlent japonais, français et arabe. Il tient à apprendre à ses enfants sa culture et sa langue dont il est très fier.
Je ne suis pas étonnée que ses enfants lui demandent régulièrement de leur parler de son enfance, car il est un bon conteur et lorsqu’il parle de ce qu’il aime, se voix prend de la densité. Le pays, les traditions, l’amour, la chaleur entre les gens, aller les uns chez les autres sans prévenir deux mois à l’avance, la plage, la nourriture, les rires, la place centrale de la famille. C’est d’ailleurs ce qui le rapproche de la tradition japonaise.
Seulement les japonais, embrassent peu et ne sont pas démonstratifs, alors lui « bombarde » ses enfants de bisous pour leur transmettre tout l’amour qu’il enferme dans un cœur gros comme ça.
Aujourd’hui il se sent fort de plusieurs expériences et n’a rien à prouver. Il vient d'Algérie où son père a forcé ses sept enfants à étudier. Mais il n’oublie pas la forte dépression qui l’a frappé lorsqu’il est arrivé à Paris en laissant toute sa vie derrière lui : la mer, les gens qu’il aime et ceux tués par le GIA. Pourtant il s’est ressaisi. Il a connu la même mauvaise passe à Tokyo où il était encore plus loin de la méditerranée. Mais tout est rentré dans l’ordre à la naissance de son premier enfant. Cet homme semble à son aise en Français, en Arabe, en Anglais comme en Japonais. Une universitaire australienne spécialisée en linguistique est venue un soir diner dans son restaurant. Elle a été sidérée par le mélange des langues : il parlait au téléphone en arabe, puis en français avec ses proches et enfin en japonais avec ses collègues. Elle en a fait un cas d’étude pour son département à Sydney, où maintenant tous les étudiants connaissent la voix de Nabil, cet international dans l’âme qui reste tout de même un peu nostalgique du cosmopolitisme qu’il a connu à Paris, même s’il commence à y avoir de plus en plus d’étrangers au Japon.
Grâce à la gastronomie, Nabil, l’Algérien, est aujourd’hui un ambassadeur de la France au Japon. Il est heureux de lui rendre ce qu’elle lui a donné et qu’il n’a pas volé car il a toujours travaillé très tôt le matin jusque tard le soir, il n’a jamais chômé, ni profité des aides sociales et il a toujours payé ses impôts. Nabil ne cherche pas de couronne, il n’est pas de ceux qui critiquent la France, mais tout de même il est déçu de ce qu’elle est devenue.
« Je ne sais pas mais pourquoi ils s'en prennent comme ça aux arabes, aux maghrébins. Peut-être n'ont-ils plus la capacité de recevoir parce que le français moyen souffre, et pourtant les Maghrébins font ce que les Français ne veulent pas faire. Je ne parle pas des rares jeunes délinquants des quartiers. La plupart des immigrés rendent des services à la France, j’ai des amis médecins à l’hôpital et dans les cliniques, et d’autres dans des métiers tout aussi indispensables… La France perd beaucoup de l'Afrique aujourd'hui, c’est dommage. »