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Ode à la femme bretonne
Juste Ninon, le roman de Gérard Sadoul, est celui de la paysannerie et du prolétariat de Bretagne, celui aussi d’une certaine bourgeoisie parisienne, dans l’ombre effroyable de la Shoah.
Nous sommes en mai 1930, en Bretagne, à Toulgwen qui serait étymologiquement un trou pur ou sacré. Au tout début du récit, le lecteur est témoin de la terrible déflagration qui survient dans la mine où travaille Louis Quémener, époux de Maryvonne et père de la jeune Anne, à qui sa mère n’a rien enseigné, « simplement montré ».
Louis se relève de justesse des suites du sinistre, sa vitalité et sa présence au monde s’en trouvent sensiblement amoindries. Quand il est question de construire un barrage et de submerger les ardoisières de la région, qui font vivre les ouvriers carrayeux, et leurs familles, il veut se battre jusqu’au bout. Hélas pour lui et sa famille, cette extrémité sera surtout faite de silence et d’immobilité.
La charge du foyer familial appauvri revient à Maryvonne. À elle maintenant de sauver la maisonnée. Face à l’adversité, sa prise de conscience aura une première conséquence affective dévastatrice : à dix-sept ans, Anne doit quitter et les siens et le pays natal, pour rejoindre à Paris la foule des exilés armoricains. Au moment de lui annoncer la terrible nouvelle, Maryvonne la nomme pour la première fois Ninon. Elle la délivre ainsi de son enfance et lui offre un diminutif plus charmant, scintillant à égalité avec les lumières de la capitale. Une célèbre homonyme, nommée de Lenclos y brilla en d’autres temps, à l’antipode social de la jeune bretonne.
Ninon arrive un froid matin de février 1934 à la gare Montparnasse. Une autre Bretonne, l’y attend sur le quai : sa cousine Marguerite Le Bihan. Une madame Goldstein lui offre une hospitalité temporaire. Puis on lui indique une place de serveuse, sur quoi Anne-Ninon fait la connaissance du monde équivoque du bistrot Le Balto.
Il n’adviendra pas que de bonnes choses à Ninon, durant sa brève carrière au service des assoiffés de blanc sec, tant s’en faut. S’ensuit une grave crise dont l’auteur nous décrit les étapes avec empathie. Il nous met sous les yeux l’impressionnant spectacle d’une résilience par la boulimie. Pour conjurer le vague à l’âme et sa vacuité, quel remède plus efficace que le remplissage de l’estomac ?
Un grand tournant fondateur se présente à Ninon à la faveur d’une embauche chez les Mintz. C’est peu dire que le chef de famille est un excellent violoniste. Ninon admire la virtuosité de son employeur et découvre la magnificence artistique et spirituelle de la musique. Celle-ci, par-delà l’instrument, fait accéder la jeune femme à cette sorte de grâce que répand autour de lui M. Mintz, souvent jusqu’au soir, quand il s’agit de mettre au lit sa fille Lisa. Le goût de l’auteur Gérard Sadoul pour la lutherie y est bien sûr pour beaucoup ; son affection jette un éclairage passionné sur l’Aigle Doré, cher violon de Saül Mintz.
Forte de ses propres silences, Ninon écoute et regarde. Elle se nourrit de l’exotisme du yiddish, de l’histoire de l’errance d’un peuple, des contrastes culturels. Puis vient, en novembre 1938, le récit de l’horreur, celui de la nuit de Cristal et de la spoliation, quand ce n’est pas le massacre, des juifs d’Allemagne. À Paris, sur les routes de France et de Bretagne, se déchaînent les ravages de la folie des hommes. Cette aube d’une nouvelle guerre est un crépuscule des esprits. On ne dira rien, ici, du bouleversement des destinées qui suscitera tour à tour compassion, colère et joie chez le lecteur.
Le récit de Gérard Sadoul est celui, à la fois unique et commun, du sort réservé à des millions de victimes de ce que la perversion idéologique et la cruauté peuvent générer de fatal pour l’humanité et le grand rêve des Lumières. Au cinquième chapitre, le roman reçoit pour métronome les affligeants soubresauts de la Seconde Guerre mondiale, avec tout ce que cette période compte de désastres. Combien de temps encore résonnera-t-elle dans les consciences et les rapports entre les êtres ? Autour de Ninon, le nazisme poursuit son œuvre nihiliste, son poison s’instille pour longtemps dans le tissu social qu’il décompose.
L’écriture de Gérard Sadoul s’affirme au fil des pages. Elle se déploie, assurée, ardente et changeante, à travers tout le texte du roman souvent pathétique, sans pathos, lyrique. L’éditeur L’Harmattan ne s’y est pas trompé en accueillant ce texte émouvant dans sa collection Écritures. L’auteur fait preuve d’un talent romanesque complet. Son sens de la description, de l’image et de l’analyse, nous rend très attachants les visages et paysages de son récit. Ses personnages existent davantage à travers leurs actions que leur apparence physique : ils sont ce qu’ils font. Maîtrise des rythmes, précision et musicalité du texte servent une lecture dynamique. Épique, populaire, poétique, savante, voire précieuse quand il le faut, cette langue littéraire visuelle bénéficie aussi de l’intérêt marqué de l’auteur pour la face olfactive du réel que nous dépeint cette construction narrative où la nuit obscure de la guerre engendre malgré tout brillances et clartés.