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LE SANCTUAIRE DES DESTINS OUBLIÉS
par Yves Carchon
Un certain Lucas Delmon, habitant Toulouse, nous conte une bien étrange histoire d’amour où le merveilleux, le tragique et le fantastique se relaient sans jamais s’essouffler une seconde. Avant même que ce personnage masculin principal ne prenne la parole, l’auteur nous propose en exergue la célébrissime interrogation de Lamartine : Objets inanimés, avez-vous donc une âme/Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?...
Entre lui et Lola, l’excentrique, qui tient avec un charisme éblouissant le premier rôle féminin du roman, s’interpose un autre personnage fascinant : Barcelone. Delmon/Carchon nous captivent en nous guidant à travers la capitale catalane ; nous en goûtons l’exotisme familier et la richesse de son patrimoine.
Voici une vingtaine d’années, Delmon a aimé Lola, au temps où elle exerçait déjà le beau métier de libraire et cultivait un goût quasi surnaturel pour des objets de toutes provenances. Cherchant Gaudi pour préparer sa thèse, il l’avait trouvée, elle, du côté de La Boqueria, entourée de grimoires et d’une foultitude d’objets.
Vingt ans plus tard, Lucas s’ingénie à soigner des photographies, à les revitaliser contre rémunération, faisant réapparaître ce que le temps a dissimulé d’elles. Il les guérit par imposition des mains. Agissant de la sorte sur une nouvelle photo tombée un beau matin dans sa boîte à lettres, sa magie met à jour les traits de cette Lola qui pourrait entrer de nouveau dans sa vie.
Delmon ne résiste guère mieux qu’Ulysse à l’appel de sa sirène, catalane celle-là, et se rend toutes affaires cessantes à Barcelone. C’est alors que le lecteur ne peut que se saisir avec avidité des multiples indices et des fils conducteurs que lui offre ce jeu de pistes romanesque. L’auteur l’anime avec un sens efficace du détail constructif qui fait mouche. Pourtant, le mystère ne cesse d’épaissir. Retrouver Lola ne peut réussir qu’à travers les confidences de ses proches et la médiation des objets dont elle a, elle-même, dressé le mystérieux inventaire. Une poignée d’autres protagonistes hauts en couleur, dont un rabbin, mettront nolens volens Lucas Delmon sur la bonne piste.
Une colère sourde contre le franquisme innerve avec justesse certains passages du texte qui ne se veut aucunement un manifeste et demeure l’enquête acharnée de Delmon pour retrouver cette Lola qu’il aime d’autant plus qu’elle semble lui échapper.
Est-ce grâce à Barcelone, grâce au livre ou au réalisme magique de la narration ? Cette histoire baroque, foisonnante, richement touffue se déroule dans une ambiance à la Zafón. Autour des personnages de Carchon, il se pourrait bien que les voies de la ville s’emplissent aussi de l’ombre fantastique du vent.
L’écriture classique, avec passé simple et subjonctif imparfait à la clé, la langue élégamment fluide, parfois ludique et entraînante d’Yves Carchon, sont pour le lecteur une expérience délectable. Ce ne serait pas encore suffisant si tout cela n’était au service attentif d’une histoire habilement menée, dans une mise en scène offrant de mémorables spectacles visuels. Et cela, jusqu’au point final d’une chute profondément pathétique.
Pierre-Jean Brassac
Yves Carchon, Collection Du noir au sud, Éditions, Cairn, 2020, 239 pages, 10 €