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Même les pierres ont une histoire,
par Georges-Patrick Gleize
Presque un optimisme
Voici que Georges-Patrick Gleize offre à ses lecteurs un séjour prolongé dans l’entourage de la famille Saint-Geniès. Prolongé, parce que ce dix-neuvième roman, cette nouvelle saga nous révèle les heurs et malheurs de trois générations, du début jusqu’aux années soixante du 20e siècle. La Première Guerre mondiale est déjà en épure.
Alors des destins s’entrecroisent, l’adversité règne. Les guerres sévissent et contrarient les destinées individuelles. Tout cela sous une coloration romanesque, à la faveur d’allers-retours entre le terroir et le vaste monde, entre le particularisme du domaine de Terrefort, propriété des Saint-Geniès, et le tumulte du siècle en ses infernales décennies.
Dans l’esprit de son titre qui veut nous rappeler que Même les pierres ont une histoire, ce roman fait entrer en scène une succession de beaux personnages, beaux au sens dramaturgique de leur forte vraisemblance et de leur universalisme. On se prend vite d’affection pour l’attachante personnalité de Francisco Ibanez, régisseur du domaine, d’origine espagnole. Après avoir entrevu brièvement, au début du récit, le baron Jules de Saint-Geniès et son épouse Joséphine, le lecteur rencontre leurs descendants drossés un à un sur les écueils de l’Histoire.
C’est certain, Mars en veut à l’humanité entière. Il envoie sur le monde une poignée de guerres joliment meurtrières, comme fait Jupiter avec les éclairs. Les Saint-Geniès ne sont pas épargnés ; ils devront endurer que le dieu des guerriers dévore la chair de leur chair.
L’esprit humain n’est pas une eau limpide
On aimera beaucoup le personnage de Philippe de Saint-Geniès, sorte de condottiere vif et flamboyant, qui croira longtemps qu’il est du bon côté. L’auteur brosse de cet homme un portrait d’autant plus saisissant qu’il illustre bien les contradictions idéologiques dont l’esprit humain peut devenir le siège en temps de crise morale. Les convictions politiques tiennent parfois à peu de chose et l’orientation d’une existence, comme le chemin de vie d’une personne, est généralement contingente et dépend de si peu, de ce qui paraît fortuit mais ne l’est pas dans l’enchaînement des causes. À la symétrie de ce rôle du frère égaré, l’auteur place un Arnaud de Saint-Geniès semblant plus vertueux que son frère parce qu’il s’est abstenu de partir à la recherche de l’absolu, que Philippe, lui, n’a pas quitté des yeux.
Georges-Patrick Gleize est historien, aussi se plaît-il à kaléidoscoper pour ses lecteurs des personnages historiques ou de fiction tels que celui de Barthélémy-Emmanuel Leroy-Ladurie, père de l’auteur de Montaillou village occitan, Gabriel Fauré, légitime fierté des mélomanes ariégeois, ou Les Pieds Nickelés, caractères sympathiques quoique peu recommandables qui égayèrent les baby boomers et deux générations avant eux. L’auteur nous rappelle que Marcel Proust publia jadis « Les plaisirs et les jours », chez Calmann-Lévy, précisément l’éditeur de l’ouvrage dont nous parlons ici.
Une inventivité scénique de chaque instant
Dans Même les pierres ont une histoire, l’auteur confirme son goût et sa maîtrise du portrait coloriste. Voyez le visage de Charles et Irène de Saint-Geniès partant en train en voyage de noces à Nice… Délectez-vous de la mise en scène, de la grosse bûche de chêne qui s’effondre dans l’âtre à la page 296, symbolisant si bien l’un des moments clés du récit. Autre morceau de bravoure littéraire lorsque Jules de Saint-Geniès s’avise de consulter le Guide Michelin, de même quand il descend dans un établissement de Limoux au nom exquis : le Grand Hôtel Moderne et Pigeon, fleuron hôtelier de l’Aude.
Ce roman a l’habileté de faire revivre tout un monde, celui d’aristocrates ariégeois que le destin oublie de choyer. Ce roman, si c’était de la peinture, ne serait pas un Picasso, parce que fidèle à la réalité historique. Pas non plus un Bouguereau, parce qu’heureusement moins formaliste et plus nuancé que maint académisme. On qualifierait plutôt ce texte de néo-naturalisme littéraire, enrichi ô combien d’une dimension historique et sociologique certaine. Mais à quoi bon les catégories ?
Ce texte donne à mieux comprendre ce qui occupe l’esprit de chacun, comme un pivot fixe autour duquel s’organise chaque vie individuelle de l’époque. Telle est la réussite de ce récit, depuis son début, inquiétant comme l’eau qui dort, jusqu’à son poignant final osant une rédemption et un éloge de la vérité du sol, presque un optimisme.
Pierre-Jean Brassac.
Georges-Patrick Gleize, Même les pierres ont une histoire, collection Territoires, Éditions Calmann-Lévy, 343 pages, 19,90 €