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Billet de blog 5 avril 2025

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SI JE M'ENDORS, TU ME RÉVEILLERAS par Anne Lasserre-Vergne

Une philosophie de la fin de vie, empreinte de joie et parfois même d’humour.

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Si je m’endors, tu me réveilleras

par Anne Lasserre-Vergne

Intime tendresse que celle du texte autobiographique, Si je m’endors, tu me réveilleras. Dès les premières pages, on sait que l’on tient dans ses mains un ouvrage d’exception. Ce grand livre de cent-sept pages s’adresse à tous les vivants, pas seulement à ceux qui sont sur le point de perdre un être cher.

La narratrice, qui n’est autre que l’auteure, se trouve confrontée à l’inexorable, à ce que nulle parole nulle prière ne saurait conjurer. Étant donné son sujet — un décès annoncé — le récit pourrait tendre vers le pathétique, le poignant. Elle éprouve d’emblée la déchirante différence entre les bien vivants, qui vont et viennent et ceux qui n’ont qu’un lit pour maison. Quand elle pénètre dans le centre hospitalier, elle a « presque honte d’être gorgée de vie .»

La compagne du mourant demeure de la première à la dernière ligne une prudente observatrice, soucieuse d’interroger à distance raisonnable ce personnage principal aussi invisible que taiseux qui n’est pas le mourant mais la mort elle-même qui s’immisce entre deux êtres. Entre elle et lui.

À présent, elle le voit remonter vers l’essence des choses : « Tu sembles réclamer cette part d’enfance dont tu as toujours rêvé en vain. »  Lorsque la vie a usé définitivement le corps, un retour aux joies lumineuses de l’enfance est-il encore possible ?

         « En face de moi je ne vois plus qu’un moineau apeuré, » note celle qui presque en même temps « découvre avec étonnement qu’en chacun de nous, il existe un puits sans fond d’amour. »

Les esprits sont intacts. La pleine santé ferait presque oublier que nous habitons un corps. Et puis un jour la maladie survient, dévaste le corps de l’un… Anne Lasserre-Vergne en témoigne : « Jusque-là, le corps n’avait pas été notre priorité. […] Nos corps fonctionnaient du mieux qu’ils pouvaient, et cela nous paraissait naturel. » La souffrance physique altère le moral, ferait mentir Eschyle si elle ne nous apprenait rien. La narratrice nous assure que par-delà les épreuves « chacun peut devenir sa propre lumière ».

Il y eut l’inexorable, vient maintenant l’inéluctable. Ce qui est dit est dit. Ce qui ne l’est pas ne le sera jamais. « C’est bien surprenant le nombre de questions que nous ne posons jamais ou pas au bon moment. » Il y aurait encore « tant de choses maintenant à demander à ceux qui m’ont bercée sur leurs genoux, qui ont accompagné mes premiers pas […] et qui ne sont plus, si proches et si lointains dans leur présence absente. »

Cette « présence absente », la philosophe Simone Weil l’a formulée ainsi : « La présence du mort est imaginaire mais son absence est bien réelle ; elle est désormais sa manière d'apparaître. »[1] D’où la ferme intention de l’auteure : « partout où j’irai, je regarderai pour deux. »  L’absence sera une compagne. »

La maladie polarise et forme le centre de tout. « Tu es devenu un Vidal, le parfait modèle de l’anatomie souffreteuse. »

Ce livre est aussi une mise en relief de l’incapacité de tout un chacun face à la mort d’autrui. Tel ce voisin qui interroge sur l’âge du mari mourant, comme pour décider si, au gré de quelque transcendance mathématique, il pourrait juger sa fin acceptable.

Pas de meilleur titre que ce Si je m’endors, tu me réveilleras pour ce livre d’une auteure éveillée aux sens spirituel et intellectuel ? Son art littéraire aidant, elle approfondit l’expérience du deuil avec une sincérité qui ne recule jamais devant la douleur de l’évocation. Un admirable recueil d’une philosophie de la fin, empreint de joie et parfois même d’humour.

Pierre-Jean Brassac

(1) La Pesanteur et la Grâce (1947), Plon.

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