Caminante, son tus huellas el camino, y nada más.
Toi qui marches, tes traces font le chemin et rien d’autre.
Antonio Machado
Le mot du poète Machado nous met poétiquement sur la voie. Ce mot ‘traces’, dans le titre de l’ouvrage de Guillaume Beaugé, évoque le parcours et l’œuvre, et pose la question de leur sens. Chacun des pas du peintre contribue à tracer son propre itinéraire esthétique.
Le mot-clé de la peinture de Guillaume Beaugé, est le mot torrent. Pourquoi ? Parce que depuis des décennies, son motif, sa quête de l’absolu pictural, son amour naturel, la passion de tous ses regards s’adressent au torrent, à la chute impétueuse de l’élément liquide, à l’image du cycle de l’eau qu’il ne se lasse pas de contempler.
Le torrent de quelque chose, c’est « ce qui se répand avec une abondance extraordinaire », c’est un « courant d'eau impétueux ». Ce peut-être un torrent de délices, d’injures ou d’eau. Ce qui caractérise le torrent est l’impétuosité de son courant. Tout torrent est courant, eau vive. Le torrent est la vie même, quand l’eau stagnante est déjà la mort. C’est pourquoi la peinture de Beaugé se caractérise par une luxuriance et un foisonnement communiqués directement par la nature elle-même.
Pour lui, le torrent est ce chemin liquide que l’on remonte à contre-courant pour apercevoir l’origine et l’essence des choses. Ayant désigné pour toujours le torrent comme son motif privilégié, Beaugé assiste, pinceaux en main, à l’éternel voyage de l’eau. Auditeur de torrent, certes, mais pas de n’importe lequel. Son torrent à lui est ardéchois.
Le torrent bouillonne, gronde, il rivalise, il lutte contre la roche dure, avec le temps et la durée pour gouges et ciseaux, hurle encore plus fort que les entrailles brûlantes de la Terre en capacité de l’évaporer. Le torrent chante et s’amourache d’une bourgade en altitude, il s’y attarde et désaltère, nettoie, purifie le quotidien de bêtes et hommes. Le torrent repart pour telle forêt bruissante d’oiseaux.
Pastorale des eaux, noces végétales, trésors moussus, fêtes tactiles, vif courant offre son écume d’argent : ce sont pour Beaugé, tout à la fois les éléments de sa joie de peindre, et la furie de ses combats. Tout à trac, torrent descend du ciel, charriant les lambeaux bleus des espaces éthérés, les dépose entre les roches, conduit ses eaux jusqu’au frisson selon les battements de la frondaison, enroule des anneaux d’écume autour d’une couronne de galets étincelants devant le peintre interloqué, qui se trouve transporté « dans une liquidité de l’espace ».
Beaugé est là, corps et esprit offerts aux éléments. Dans leur douce furie, ceux-ci lui suggèrent des multitudes d’images à peindre. Il s’exécute docilement et pousse la sensation aux confins de l’abstraction, de l'essence, car ce torrent d’Ardèche vaut pour tous les torrents du monde.
C’est avec une constance époustouflante qu’il a consacré des décennies à explorer la réalité picturale du torrent, à définir ses contours. Cette dévotion au sujet unique l’a conduit à philosopher sur la toile, à penser l’acte pictural comme un lien renouvelé au monde, comme une réintégration de l’être dans les éléments, pour lui-même en tant que peintre, et aussi pour ceux qui, sans cesse plus nombreux au fil des ans, ont découvert dans sa peinture la captation d’une énergie singulière avec laquelle ils entrent en résonance. Devant de tels tableaux torrentiels de couleurs et de sens, l’être humain n’est plus seul. Il n’est plus séparé de la nature, il s’unit à elle. La peinture de Beaugé offre une vibrante esthétique de la roche, des fluides tumultueux, des courants, de l’écume qu’enserre une végétation généreuse. C’est l’état de nature figuré dans son âpre beauté d’avant la civilisation. Que savons-nous de l’eau, de sa rencontre intime et muette avec les racines ?
Guillaume Beaugé réserve des surprises aux collectionneurs. Quand il annonce ingénument qu’il vient de décider de « se mettre à la figure », ils s’étonnent. Quoi ? Bientôt un demi-siècle de torrent, et brusquement la face humaine pour motif ? Qui seront donc ses modèles ? Et sa quête métaphysique de l’union au monde ? Finie, oubliée ? Maintenant qu’il se met en tête de leur donner une figuration de ses congénères, sa peinture les montrera-t-elle en créatures aquatiques pétries des mêmes éléments que le torrent ? Imaginera-t-il des femmes et des hommes fleuves ? Certes non. « Pour peindre, j’emmène mes modèles au bord du torrent ». Les collectionneurs sont rassurés.
Quand, ayant posé son chevalet en pleine nature, au bord du courant, Beaugé évoque la « magnificence du motif auquel il faut se soumettre », nous comprenons encore mieux pourquoi il peint. C’est que « la peinture l’aime » et que cette peinture-philosophie qu’il pratique, consiste pour lui à s’unir à la nécessité universelle, à retrouver la place immémoriale de l’être humain dans la Nature. Il œuvre ainsi à en traduire visuellement la voix.
Cet hédonisme pictural de la source et du courant finit toujours par devenir tableau. Le tableau est parole, parole non pas pour décrire mais pour exprimer, pour structurer la pensée. Pensée de la nature. Pensées métaphoriques, pensées existentielles. Langage pour montrer. Car Beaugé est mû par une ardeur de la transmission qui confine à l'exaltation. Sa peinture forme un enseignement, pour lui-même d’abord, sans doute, puis pour tous ceux qui aiment sa grammaire picturale que sous-tend une symbolique – presque une mystique – de l’être au monde.
Matière, signes et pigments sont les pulsions et l’accord d’un langage visuel exprimant non seulement ce que le peintre voit, mais aussi ce qu’il a vécu. Or, la biographie de Beaugé montre bien en quoi sa peinture procède de son parcours. Cet homme parvient à se démarquer autant par la méthode que par le contenu. Méthode ne veut pas dire préceptes. À chemin de vie personnel, cheminement artistique singulier ; à chemin professionnel déterminé, parcours non-conformiste. Ainsi, de sa Touraine natale, à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, aux berges de la Marne et aux garrigues de l’Ardèche – en passant de façon prolongée par l’insolation grecque, du côté d’Amphissa, à deux pas de l'oracle de Delphes, et par l’implacable lumière andalouse d’une résidence d’artiste sur les hauts de Frigiliana – Guillaume Beaugé a construit son regard de peintre, vouant à l’art pictural un immense respect, gage d’une exigence sans faille. Là où l’extrême liberté de l’artiste moderne peut se vivre, pour certains, comme aliénante, effrayante, Beaugé, lui, y puise son audace et son obstination.
Métaphysique des Traces ? On comprend maintenant pourquoi. Beaugé peint comme il pense et pense comme il peint. Pour nous qui aimons sa peinture, son verbe est indispensable. Grâce à lui, nous sommes avec le présent ouvrage dans la situation idéale où le peintre assure sa propre médiation. Il ne tente pas d’expliciter, fort heureusement. Il se plaît à nous faire connaître ses principes, ses affinités et ses recherches qui sont ceux d’un artiste réflexif pour qui chaque geste, chaque décision ne peut être que la conséquence d’un choix préalablement raisonné. Cette médiation que nous offrent ses écrits, éclaire la genèse et le substrat de son esthétique.
Ainsi que vous le lirez dans les pages qui suivent, il lui arrive de s’étonner que nombre d’acteurs de la vie culturelle aient « la faiblesse de croire que les plasticiens, et surtout les peintres sont des gens, plutôt naïfs, voire incultes, au mieux innocents, et inconscients ». Tout maniement, à des fins artistiques, d’un langage – que ce dernier soit musical, linguistique, chorégraphique ou cinématographique – repose nécessairement sur l’activité de l’intelligence étayée par un certain degré de connaissance et de savoir-faire.
Esclave jouisseur de son art et artisan du beau, le peintre est, dixit Beaugé – dont le patronyme convertit souvent sur la toile son ‘g’ en ‘t’ –, « un artificier qui connaît un orgasme spirituel. »
Guillaume Beaugé, Métaphysique des traces, avant-propos de Lydia Harambourg, préface de Pierre-Jean Brassac, collection Paroles de Peintres, Monts(Déserts Editions, 128 pages, 12 €
Pierre-Jean Brassac.