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Billet de blog 6 juin 2020

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VÉNUS, Carnets d’atelier 1993-2002 (Extraits)

Paroles de Peintres: Vénus est là pour défendre la part du bonheur dans la peinture de Marie Sallantin, pour féminiser son art et attester de sa filiation joyeuse avec les maîtres du passé.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Tout à la fois sensibles et distanciés, les propos de Marie Sallantin nous font comprendre de l’intérieur les enjeux artistiques et politiques de la peinture actuelle. Cela sous l’éclairage de ses expériences personnelles à travers les mondes de l’art, à commencer par celui de son propre atelier.

 Elle nous montre de façon circonstanciée comment le public s’est retrouvé spolié d’un art moderne qui aurait dû lui appartenir, comment on lui a volé ses joies esthétiques à venir. On reste pantois devant le spectacle navrant que nous offre le marché de l’art en proie au prurit du lucre et de la logorrhée conceptuelle. Ce marché qui n’a rien d’une main invisible. Et qui va jusqu’à confisquer l’adjectif contemporain pour s’en affubler, afin d’expulser de l’histoire de l’art en train de se faire tous ceux qui restent à l’écart de ses cabales, de ses inflations de personnalité et de son âpreté au gain. Tous ceux qui ne font pas profession de renier leurs sources, qui pourtant sont les peintres du temps présent.

 La peinture d’aujourd’hui ne peut que se dire peinture moderne, peinture actuelle… Le mot contemporain étant toujours en cours de déminage.

Les carnets d’atelier de Marie Sallantin portent la marque indubitable de l’expérience vécue, d’autant plus convaincants qu’ils sont personnels, intimes, inimitables. Leur tonalité vie quotidienne du peintre, leur entièreté, la place du physique, donc du corps de l’artiste : tout cela offre une passionnante lecture à qui s’intéresse à la création artistique.

Ces textes datés relatent les travaux et les jours de neuf années d’une vie de peintre. Ils nous convient à de multiples échappées vers la Grèce de Hésiode, la Florence de Botticelli, à des allers-retours entre Aix-en-Provence, auprès des Grandes Baigneuses testamentaires de Cézanne, à Giverny, dans l’atelier des Nymphéas. Partout Marie-Sallantin nous prête l’acuité de son regard de peintre. Allègres, nous lui emboîtons le pas lors de ses féconds périples qui s’achèvent toujours par un voyage autour de son atelier.

 La peinture de Marie Sallantin entretient un dialogue ininterrompu avec l’inconscient collectif : Hésiode, Aphrodite/Vénus, les Trois Grâces, les Muses : tout ce qui, en nous, innerve depuis des siècles notre perception du beau, de la transcendance, de ce qui ouvre pour chacun d’entre nous une fenêtre spirituelle sur le dépassement, le sublime et la fragile humanité toujours menacée d’émiettement.

Vénus est là pour défendre la part du bonheur dans la peinture de Marie Sallantin, pour féminiser son art et attester de sa filiation joyeuse avec les maîtres du passé. Le temps qui passe est l’un de ses grands sujets, celui des saisons, depuis l’Âge classique jusqu’à ses polyptyques, en passant par les Très riches heures de ses pas si lointains collègues, les frères de Limbourg.

Elle situe ses réflexions esthétiques et techniques sur la peinture, dans le contexte immédiat du destin de cette dernière, de sa destination, de ses destinataires. Le nonchaloir institutionnel apparaît sous l’éclairage révélateur des actions menées et des fins de non-recevoir endurées.

Ses aphorismes continuent de résonner en nous : « Il est temps de repenser la tradition comme foyer vivant et non comme retour à l’ordre. » Les idées font mouche… Certaines suffiraient à structurer à elles seules un manifeste. On croirait entendre Sloterdijk dans « Après nous le déluge ». Il est temps de se réinscrire dans la durée, de cesser de considérer la rupture comme le moteur d’un progrès, dont d’ailleurs nous sommes loin de tout savoir de ses intentions à notre égard.

Des formules chocs définissent les visées picturales de Marie Sallantin, telle cette détermination, page 77, à « Aller vers la polyphonie d’une histoire de la peinture en raccourci ». Ou encore, dans la série dilemmes et résolutions : « Ce qu’il faut, c’est accepter de peindre pour personne sans que cela soit pour autant suicidaire et mène à la folie. » Cela même si le tableau finit toujours par être vu ou regardé. Chacun de ses tableaux contient non pas une narration mais une idée, une idée-force.

Depuis son atelier, Marie Sallantin jette un éclairage rasant sur un pan décisif de l’histoire de la peinture. Ses notes au fil du temps sont de l’histoire dans l’histoire : une façon pour elle de mettre sa vie en abyme, de s’accomplir à travers l’œuvre-miroir.

Elle ne saurait se cantonner aux seules considérations picturales. Pour être bien dans son art, elle éprouve la double nécessité d’en comprendre les composantes esthétiques, mais aussi de saisir les données politiques de la peinture dans notre société. D’où parfois son désarroi.

Les changements continuels de perspective qu’offrent ces textes de la vie quotidienne nous captivent. Nous découvrons le fruit de ses réflexions techniques – sur la composition, le contrepoint, la matière, le geste, la lumière.

Si l’on entend bien ce que nous dit Marie Sallantin, nous pouvons croire en une revalorisation prochaine de la tradition picturale. Celle-ci succéderait sous peu au passage en force de l’art contemporain qui n’aura duré que quelques décennies, creusant dans les mondes de l’art un sillon pour lui tout seul.

Ce serait la fin de la monodie contemporaine et le retour au foyer vivant – l’avènement de cette nouvelle polyphonie, qu’elle appelle de ses vœux.

Pierre-Jean Brassac

 Marie Sallantin, Vénus, Carnets d'atelier 1993-2002 (Extraits), Editions Monts-Déserts, 2017, 127 pages, 15 €

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