Présences
Un roman d’Alain Lasverne
Ce livre existe du courage de se saisir d'un sujet fort délicat, un danger très présent, que tout le monde ne souhaite pas regarder en face, encore moins voir traité dans une esquisse des fins dernières.
Le texte d’Alain Lasverne renferme une vision kaléidoscopique du tragique abandon de tous et de tout, suite à une catastrophe dont on ne perçoit pas encore la vraie nature. Que s'est-il passé? Le drame se conjugue au présent de l'indicatif. L’auteur s’applique à donner une description minutieuse de l’anéantissement. Une centrale atomique vient d’imploser.
Le narrateur, un certain Joël Hernandez, désormais unique habitant de sa ville, rentre chez lui. En Robinson du nucléaire, dépourvu d'un Vendredi, il s’obstine à cocher chaque jour qui passe sur un calendrier. Il évoque non sans raison la distance qui sépare le Tricastin de Sète où il réside.
On ne sait toujours pas grand-chose des vivants et des morts. On sait que l'indice rad du jour est de 1,3 à Melun tandis qu'il grimpe jusqu'à 1,8 à Montpellier. Ce rad, bien pire que le rat, correspond à la dose qu’absorbent les corps.
Pour nous dire l’essentiel de ce drame absolu, l'auteur écrit le simple au plus près de la langue, loin de tout pathos, tout en accédant de temps à autre au registre poétique que lui inspire le malheur.
S'alimenter constitue une tâche complexe. Joël explore les anciens espaces commerciaux les uns après les autres, visite les supermarchés déserts mais déjà pillés, où subsistent pourtant des vivres oubliés. « L'amour a disparu [...] nous sommes exilés de nous-mêmes », conclut-il. Sa famille a disparu. Il converse par la pensée avec son épouse évanouie à jamais.
L'autorité n’est plus. Dans la tête de Joël, une sorte de lyrisme d’apocalypse succède à l'effroi. Le quai d'Alger est resté le même. Des nuées de goélands railleurs s’acharnent sur les ultimes ordures de la ville, assurant l’accompagnement sonore d’un deuil qui pourrait bien devenir universel.
Les pouvoirs publics absents ne se donnent plus la peine de dissimuler la vérité, ils ont renoncé à communiquer, sauf par l'intermédiaire de rares émissions de radio dont on se demande si elles ne tirent pas leur contenu de la boîte toute faite d’une intelligence artificielle.
Il semble bien que Joël soit sujet à des hallucinations. L'homme qui ne côtoie plus que son ombre n'a cure de la syntaxe et de la grammaire, sa parole se résume parfois à un cri.
Voilà que tout à trac son statut se modifie. Il croyait pouvoir se proclamer dernier vivant des environs, il ne le peut plus. Une jeune femme paraît dans ce monde qui n'en est plus un. Elle se nomme Pilar, la bien nommée si elle doit lui servir de soutien moral, de pilier.
L’auteur use de phrases courtes, volontairement inabouties, épongeant le trouble… Jusqu'au « regard des murs », qui le met mal à l'aise. Un texte vrillé d'émotions fortes, de situations poignantes. On croyait que l'absence de monde empêcherait l'amour de naître. C'est faux.
Au dépouillement de la ville correspond le minimalisme des échanges entre elle, l’anti-Ève, et lui, l’anti-Adam. Le jeu de tarot et son hermétisme s'interposent entre eux. Elle accueille des « présences ». Érotisme et ésotérisme peuvent alors fusionner.
Un livre que l'on a très envie de recommander pour son scénario et la tragique beauté de son texte.
Pierre-Jean Brassac, octobre 2023
Alain Lasverne, Présences, Éditions Douro, 212 pages, 18 €

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