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Les vies secrètes de madame Sazaki
par Yves Carchon
Ce nouvel ouvrage de l’auteur de Debora Worse et de Riquet m’a tuer est un roman ni noir, ni policier. On comprendra l’ayant lu, pourquoi l’auteur dédie son livre « Aux Morts, parfois plus proches que les vivants. » Cet exergue est à prendre à la lettre.
Tout en composant un roman léger en apparence, avec « Les "vies secrètes" de madame Sazaki », Yves Carchon aborde un sujet fondamental de l’existence humaine : le sens et la place que les sociétés réservent aux êtres défunts. Le divertissement littéraire rejoint ici une philosophie de la mort qui s'oppose aux habitudes de la pensée occidentale moderne.
Le défunt apparaît quand nous le voulons
Avec cette stupéfiante histoire qu'il nous raconte, l'auteur nous fait réfléchir sur le rapport que nous entretenons avec nos défunts. Le mort est absent mais dans une multiplicité de cas concrets, le verbe, les rituels, l'imaginaire et l'image le font réapparaître sous des formes différentes parmi les vivants. Et comme l'a relevé Simone Weil : "La présence du mort est imaginaire mais son absence est bien réelle ; elle est désormais sa manière d'apparaître"[1].
Les personnages du roman fréquentent les multiples étages de la vie et de la mort selon des convenances spécifiques personnelles. Entre les vivants qui trépassent et les morts qui renaissent, se réincarnent ou ressuscitent, la mort n’a plus guère d’importance. Elle est ce qu’en dit Épicure : elle ne concerne pas les vivants. Et dans ce roman-ci, les morts reviennent à la vie. Tout naturellement.
Cette madame Sazaki —Mizuki de son prénom —occupe le centre de sa trépidante histoire. Tout à la fois pivot et tourbillon, elle offre à Simon, le narrateur, tous les éléments de son récit. Si ce dernier, « célibataire endurci, doux rêveur » et conducteur d’autolaveuse pour Airbus, entame tout juste ses premiers pas dans la sphère du surnaturel, Mizuki baigne, elle, au contraire, dans une réalité propre qui semble accorder autant d’espace à l’au-delà que l’en-deçà. Un halo de mystère, parfois de suspicion, entoure sa personne, ce qui n’altère en rien la sympathie que l’on éprouve pour elle. Et si elle détient un quelconque pouvoir surnaturel, de qui l’aurait-elle donc reçu ?
Japon-Occitanie aller-retour
Culturellement parlant, le récit accomplit plusieurs allers-retours entre l’Orient et la France, entre le Japon et l’Occitanie. Les catastrophes, et le douloureux chaos qu’elles engendrent, trouvent leur référence d’une part à Fukushima et sa centrale nucléaire de triste mémoire, d’autre part à Toulouse et les ravages causés par la phénoménale explosion de l’usine AZF.
Plus l’on avance dans le roman d’Yves Carchon et plus il nous paraît cousiner avec Kafka, grâce à une habileté particulière qui consiste à s’appuyer sur une narration volontairement sobre, simple, précise et factuelle, dont la réalité semble incontestable, implacable. Et pour que le récit échappe à toute sécheresse, de temps à autre, un bref glissando en infléchit très légèrement le sens.
Le mot métempsychose ne figure pas au lexique de l’ouvrage. On y pense pourtant. Madame Sazaki rappelle à Simon que « Nous aurions tort de croire […] que tous nos morts ont disparu. » Une pensée un brin provocatrice, à méditer absolument, sort peu après de sa bouche : « Sans eux, pas sûr que nous oserions même nous coltiner nos existences. »
À faire frémir la Moïra des Grecs
L’un des traits de sagesse du livre porte sur la perte de l’être cher et ce que celle-ci peut signifier. Une interrogation universelle s’il en est.
L’enchevêtrement des destinées dans ce roman pourrait nous paraître complexe et obscur s’il n’était clarifié et sublimé par l’ingéniosité de l’auteur. Son récit abolit la cloison entre le monde des vivants et celui des morts, au point que, le temps d’un roman, nous voyons disparaître cette limite. Moïra, à toi !
Une sensualité de bon aloi vient épicer le développement de l’histoire qui montre que malgré la présence fatale de la mort, la vie n’est jamais complètement vaincue.
Yves Carchon enlumine son texte d’une esthétique un brin japonisante, qu’elle soit florale ou culinaire, ce qui ne manque pas d’en teinter agréablement les situations.
Avec « Les vies secrètes de madame Sazaki », l’auteur s’est lancé à lui-même un défi littéraire de taille. On chemine à ses côtés en se demandant comment il va résoudre les embûches dramaturgiques qui surgissent à chaque carrefour. Il s’en sort tellement bien que nous arrivons réjouis à destination – réjouis aussi de l’avoir vu transgresser allègrement les tabous et les refoulements relatifs à la fin de vie.
Pierre-Jean Brassac
Les vies secrètes de madame Sazaki, Yves Carchon, Éditions Lazare et Capucine, 17 €
[1] La pesanteur et la grâce,