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Échecs et meurtres
par Jacques Lavergne
Avec la Camargue pour décor, le roman débute sereinement par une partie d’échecs entre deux joueurs, dont l’identité nous restera longtemps mystérieuse. Si tension il y a, elle est intériorisée, comme chez ceux de Daumier.
Tout au plus, ces deux adversaires se laissent-ils aller entre eux à un caustique scepticisme : « Nos contemporains ne valent pas grand-chose entre des dirigeants veules, prétentieux, avides de pouvoir et des moutons jouisseurs qui les suivent les yeux fermés, » s’offusque l’un d’eux.
C’est alors que la tragédie s’affiche en signes sanguinolents.
Entre en scène, Guitou, manadier de soixante-quinze ans, dont la macabre découverte n’est que la monstrueuse amorce de ce qui va suivre.
Était-ce par une profonde nuit ?
On a égorgé tout près de chez Guitou. Un curieux trait barre le front de la victime. Serait-ce un chiffre romain, un I ou une marque religieuse ? Si c’est un chiffre, ce peut être un numéro… Alors, gare !
Paraissent le commandant Fabien Sagnes et son adjoint, Paul Rivière. Avec eux, c’est la police judiciaire qui se lance à bride abattue dans une enquête où les indices sont aussi rares que les rennes en Camargue. Leurs dialogues efficaces, sans fioriture ni lyrisme, et restitués dans un langage élégant, nous guident à travers cette Camargue dont le crime du jour remet en cause la blancheur.
Un nouveau personnage attachant suit l’enquête de très près. Elle est journaliste et se nomme Claire Breeds. La crise systémique du journalisme jette son ombre sur le contexte. Le narrateur nous informe de la situation de la presse : « Il fallait faire coexister conscience professionnelle, intérêts financiers et politiques du média qu’elle servait, surnager au milieu de ces intérêts souvent contradictoires afin d’assurer les fins de mois. »
On aperçoit de nouveau les joueurs d’échecs, dont on ignore toujours l’identité et le possible rôle dans cette histoire. Ce que l’on sait d’eux, c’est qu’ils affectionnent le whisky japonais.
On commence à en savoir un peu plus sur le crucifié de Camargue. Il se nomme Pouillane. Avant d’être assassiné et hissé sur la croix, il a été gratifié d’une « dose massive de mépivacaïne », un puissant anesthésique chirurgical qui l’a entraîné sans délai vers les plaines éternelles.
Une composition romanesque énergique et alerte
Des transitions naturelles et percutantes d’un chapitre l’autre assurent la grande limpidité du récit. Les faits et les situations coulent pareil à un torrent de mystère sous les yeux du lecteur, nonobstant la densité et la résistance du fil narratif.
La part du rêve illustre, au cours d’une ferrade onirique, l’angoisse d’un personnage féminin. Ici, le rêve ne sert pas de Deus ex machina, comme parfois dans certains romans ; il est prolongement de la dramaturgie et révélation clinique de l’effroi de cette protagoniste.
Le commandant Sagnes est loin d’en avoir fini avec la crucifixion à la mode camarguaise. On découvre un autre égorgé, pendu par les pieds à la croix.
Si dans un précédent roman, Jacques Lavergne évoquait une « Camargue blanche et série noire », présentement le noir s’obstine dans cette zone humide. D’ailleurs, pour l’auteur: « Elle se teintait de rouge ».
Il est beaucoup question d’EIG, c’est-à-dire d’événements indésirables graves survenus dans l’hôpital où exerçaient les victimes. Quatre EIG au moins ont débouché sur une issue fatale. À quoi cela tient-il ? Et le commandant Sagnes de se demander si un lien pourrait exister entre les crucifiés et ces EIG à répétition.
Et avec cela, la présence permanente de cette journaliste, aussi intéressante qu’insistante dans et autour de l’enquête… L’ambiguïté de son rôle et de son comportement la fait ressembler de plus en plus à une femme faite arme à double tranchant. Que penser d’elle ?
Heurs et malheurs du soin, grandeur et servitude de l'hôpital
L’hôpital, où interviennent médecins, anesthésistes et infirmiers du roman, correspond en tout point à l’image la plus répandue de l’établissement de soins contemporain. Aucun doute là-dessus. Dans celui-ci, les infirmières et les aides-soignantes « étaient débordées et vraisemblablement en sous-effectif. « La finalité […] était la rentabilité et donc le dividende qu’il fallait servir aux actionnaires. » La directrice adjointe de l’établissement se nomme Élisabeth Borne. Pur hasard.
Encore et toujours le mutisme obsédant de ces joueurs d’échecs dont on ne sait rien et dont l’énigmatique présence pourrait bien être davantage qu’une simple métaphore. Ce que l’on pressent, de par le titre du roman, c’est que les meurtres pourraient être en rapport avec le jeu d’échecs L’enquête ne souffre ni mat ni pat pour ceux qui la mènent. L’échec et mat doit échoir au(x) coupable(s), toujours parfaitement inconnus.
Au lecteur, le texte ne laisse aucun répit. L’auteur se montre prodigue en informations circonstanciées : vous savez tout et pourtant vous ne savez toujours rien.
« Pourquoi pendre des médecins à des croix ? » Y aurait-il dans la réponse à cette épineuse question tout à la fois, une raison et une identité à découvrir ?
L’enquête doit-elle vraiment aboutir ?
Des indices fort ténus vont néanmoins s’imposer peu à peu. Les drames successifs sont un coup de pied ravageur dans la fourmilière des notabilités locales. Il en est qui verraient d’un bon œil l’abandon pur et simple des investigations.
Pour le commandant de police judiciaire Fabien Sagnes, « le crime parfait n’existait pas, […] il n’y avait que des enquêtes mal faites. » À lui donc de réussir aussi celle-ci !
Chemin faisant, les personnages du roman prennent de l’épaisseur, de l’ampleur, une plaisante vivacité.
Parmi ses qualités littéraires, tout romancier doit posséder aussi des talents de pédagogue. Le métier de l’auteur ne consiste-t-il pas aussi à enseigner les principes fondamentaux du monde qu’il révèle à ses lecteurs. C’est ainsi qu’il veille à fournir des synthèses régulières de ce qui a été accompli — entendez ici des avancées de l’investigation. Il motive son lecteur à poursuivre l’étude, à compléter ses acquis grâce à de nouveaux développements. Jacques Lavergne remplit parfaitement cet office avec la discrétion de celui qui connaît aussi bien les coulisses que la scène de la tragédie.
De revirements catastrophiques en pluies fécondes d’informations, finira-t-on par savoir si l’on va passer de l’averse à la foudre ?
Et quand on connaîtra le mobile des crimes, saura-t-on pour autant le nom des auteurs ? Le moment viendra, c’est sûr et passionnant.
Pierre-Jean Brassac
Échecs et meurtres, Jacques Lavergne,
collection Du Noir au Sud, Éditions CAIRN, 317 pages, 11 €.
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