LE VER DANS LA SOIE
Par Marie Thérèse Ferrisi
Aux éditions JKDC
Début du roman : Lyon, samedi 4 mai 2002
Le vieux Lyon, la Longue Traboule.
Des personnages apparaissent : une thanatopractrice découvre un cadavre « avec Guignol coincé entre les cuisses », elle se nomme Sasha et compose illico le 17 sur son téléphone mobile.
Le premier à se rendre sur la scène du crime est le commandant Masso, de la police criminelle, assisté du lieutenant Thierry Conta. Intervient un médecin légiste qui répond au nom de Claire Aclavac. Un autre lieutenant nommé Jacques Brute entre en scène.
Le lecteur voyagera avec ces personnages et de nombreux autres, pittoresques à souhait, qui tiendront le fil romanesque jusqu’à la toute fin splendide du livre. La trame du texte s’articule sur des journées. Presque à chaque jour ses péripéties, son histoire.
On est à Lyon, avec son patrimoine pour décor et, pour tragique mélopée, le chant brûlant de la Révolte des Canuts, cent-soixante-huit ans auparavant.
Le roman s’écrira dans l’espace-temps spécifique, entre la période du drame canut des années trente du 19e siècle, et l’époque contemporaine anno 2002.
Les protagonistes d’alors léguent à leurs descendants quelques haines dévastatrices et les conséquences d’un crime ; ils leur transmettent ainsi le mortel ferment formant l’essence de ce roman policier qui mérite le qualificatif de fleuve, pour sa densité factuelle et la quantité de données culturelles qu’il charrie.
Le lecteur pourrait se montrer d’abord étonné du va-et-vient permanent orchestré par l’auteure d’une époque l’autre ; elle assure pourtant une impeccable continuité narrative et convertit ses retours au passé en ressorts dramaturgiques qui renseignent et clarifient.
Nous sommes donc à Lyon et culturellement comblés. Outre les morceaux de bravoure du lexique lyonnais dont l’auteur parsème généreusement son récit, Canuts, guignol, marionnettes et traboules sont au rendez-vous. Cependant, le bonheur ne l’est pas avec tout le monde… Pas avec Paul Juve, en tout cas. Bien qu’absent de l’intrigue puisqu’assassiné, il en sera l’un des personnages clés. Le lecteur rencontrera les ancêtres lors de ses multiples remontées dans le passé. Ces allers retours entre l’autrefois et le maintenant du récit pourraient en brouiller la temporalité. On l’a dit, il n’en est rien. Et ces regrès narratifs informent sur leurs conséquences au présent du récit.
Ce qui étonne dans ce roman, ce n’est pas la succession énigmatique des situations que l’auteure fait se déployer sous nos yeux. Tout lecteur de romans policiers y est accoutumé. Chaque auteur s’évertue à ouvrir et fermer sans cesse de nouveaux volets.
Ce qui surprend et exalte est la découverte progressive de l’extraordinaire intrication des évènements, décisifs ou mineurs. Dit comme cela, on pourrait penser celle-ci comme naturelle, parce que propre au roman. Or, l’épaisseur du récit de Marie-Thérèse Ferrisi ne provient pas au premier chef de l’enchaînement des situations, qui serait la cause d’une vivacité narrative, mais bien davantage de l’incessant brainstorming qui assiège la boîte crânienne de ses personnages. Cette continuelle tempête de désirs, de présupposés, de bons et mauvais sentiments, de frustrations et de haines auto-justifiées assure la réalisation inéluctable du drame.
L’excès, la vanité, l’orgueil, l’outrance, la démesure forment l’ordinaire de nombre de personnages déviants, d’où l’emploi répété, à leur égard, du terme grec d’hubris dans le texte.
Narratrice et subtile conteuse, Marie-Thérèse Ferrisi aime l’écriture. Elle se plaît à imager son style d’expressions sur-mesure, comme par exemple dans sa métaphore fruitière où « la vérité éclatera comme les graines d’une grenade trop exposée au soleil. »
Des évènements du présent se tissent et se tressent presque naturellement dans ceux du passé dont ils découlent. L’écriture, agile et resserrée, dense et parfois prolixe, prend grand soin de la temporalité du 19e au 20e siècle.
Dans ce récit documenté, l’intrigue se montre brumeuse à souhait. Quand vrai brouillard il y aura, l’auteure interviendra, s’emploiera à le dissiper. Les comportements humains émergeront peu à peu des nuées. Délicatement…
On voit comment à force d’observation et d’intuition, le commandant Masso décèle les liens qui unissent plusieurs protagonistes.
On finit par savoir qui a tué au passé simple du 19e siècle, ce qui pourrait constituer un indice concernant le ou les meurtriers du temps présent. Au mitan du livre, on l’ignore encore. Et heureusement.
On se prend à souhaiter ici et là qu’un relief plus accentué ponctue les changements de situations ou les évènements les plus graves. Mais on l’a dit, l’art romanesque de l’auteure consiste justement en une sobre navigation sur le fleuve intranquille d’un récit abondamment fourni en faits et profils de toutes sortes, contemplés à distance par un narrateur doué d’une vision qui ne hiérarchise rien de l’infime au colossal, du microscopique à l’éléphantesque.
On apprend à connaître les personnages, éprouvant à leur égard toute une gamme de sentiments opposés. Le roman remplit son rôle entre aversion et antipathie, entre admiration et détestation. On rencontre souvent une certaine Claire Aclavac, dont on a croisé un lointain ancêtre au 19e siècle. Elle nous est sympathique. À l’auteure aussi. Elle lui ressemble peut-être…
Au terme de deux haletantes semaines de récit, on pense avoir identifié le tueur. Cela ne suffit pas. Il faudra l’arrêter… On découvre que des malentendus se sont tissés dans un passé qui n’a rien de glorieux. Mais comment modifier ce qui a été ? Comment redresser la mémoire, dont le philosophe nous dit qu’aucun souvenir n’existe qui n’ait d’abord traversé l’imaginaire ?
On commence à naviguer entre Lyon et Toulouse. Masso aussi.
Par moments, le récit et ses tableaux successifs font penser à un film de David Lynch : on se demande si c’est la vraie vie qui imagine une fiction ou la fiction qui invente une vraie vie. Portée à l’écran, Le ver dans la soie deviendrait un Twin Peaks ou une Route perdue de notre Grand Sud. Le monde interlope des grandes métropoles y tient son rôle.
Fred Vargas n’est pas loin non plus. Chez cette dernière la fiction épouse la vastitude et la diversité de la société, de son histoire, contrairement à nombre de romans policiers s’appliquant à servir une intrigue, usant pour ce faire de situations et de rebondissements menant tout droit à la chute et au dénouement espéré.
La narration de Marie-Thérèse Ferrisi nous fait comprendre dès le début qu’elle entend disposer d’un temps qui lui est propre, que son récit ne souffrira aucun empressement. Voyageurs d’omnibus, nous lui avons acheté un billet grâce auquel, c’est certain, nous arriverons à destination, mais sans savoir comment, ni par quel détour. Et puis : qu’est-ce qui importe le plus, la destination ou l’intérêt du parcours ? La chute sera doublement la sanction de l’embarquement.
L’auteure sait montrer avec finesse et une certaine délectation la fragilité de l’équilibre mental de ses personnages. En se détachant des principes et des poncifs du genre, elle innove et le renouvèle. N’est-ce pas là le but le but même de l’art littéraire ?
Cette écriture, cette composition et cette conception de la durée lui appartiennent en propre. Elles sont sa marque de fabrique.
« Le ver dans la soie » ne nous épargne aucun revirement. Le digressif finit toujours par apparaître comme fonctionnel.
Un texte charnu, tout sauf soyeux, qui offre au lecteur la complexité d’une affaire se jouant sur deux époques d’un échiquier humain où tous sont pions, où nul n’est roi, bien que fou parfois.
Pierre-Jean Brassac
Marie-Thérèse Ferrisi, Le ver dans la soie
Éditions JKDC, 435 pages, 20 €

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