
Le destin fabuleux de Jane Dieulafoy. De Toulouse à Persépolis.
Audrey Marty nous livre sous ce titre un récit, ponctué de temps forts et de scènes émouvantes, qui tient du roman d’aventures bien qu’il apparaisse vite comme la relation fidèle et circonstanciée de deux expériences vécues : celles de Jane et de son époux Marcel Dieulafoy.
Audrey Marty nous emmène vraiment en voyage, ce qui constitue un tour de force littéraire, et une probante démonstration de son art biographique.
Historienne de l’art, Audrey Marty entame son ouvrage, bille en tête, par la description de l’activité de Jane et de Marcel Dieulafoy, en possession l’un et l’autre d’une impressionnante palette de compétences techniques et artistiques, on le verra. Il est de sept ans son aîné.
Plongés, nous sommes, d’emblée, dans le vif du sujet. On voit cette Jeanne Dieulafoy, qui n’est pas encore Jane, renoncer à la robe, parce que la robe l’ennuie. Or, nous sommes dans le dernier quart du 19e siècle. Les femmes ne portent pas le pantalon, sauf exceptions rarissimes.
Toulousaine, la famille de Jeanne prend, dès qu’elle le peut, la direction du château familial de Langlade, au bord du Canal du Midi.
Marcel, compte plusieurs capitouls parmi ses ancêtres. Son père, négociant en tissus possède un commerce florissant dans la rue des Arts, à Toulouse.
Marcel devient ingénieur des Ponts-et-Chaussées ; sa première mission le conduit en Algérie et influencera sa carrière, dont un aspect récurrent consistera, pour lui, à s’interroger sur les influences de l’architecture orientale en Occident.
Le couple se marie en 1870, deux mois avant que n’éclate la guerre, et se retrouve à la tête d’une fortune conséquente, souligne Audrey Marty.
Fait extraordinaire pour l’époque, Jeanne part elle aussi à la guerre. Durant l’effroyable hiver 1870-1871, elle est de toutes les opérations militaires. Son époux Marcel et elle, font cause commune. Ce baptême du feu va orienter définitivement son existence vers une indépendance marquée, sous-tendue par l’affirmation de l’égalité femme-homme.
De retour à Toulouse, la tragique inondation de 1875 fait émerger la personne de Marcel Dieulafoy qui, en organisant les secours, se voit reconnu et loué jusqu’au plus haut niveau de la nation. Le président de la République en personne, le maréchal Mac Mahon lui remet la médaille de la Légion d’honneur.
Bien sûr, cette notoriété grandissante ne lui épargne pas l’adversité.
En tant qu’ingénieur de la ville, il contribue au chantier d’assainissement conduit par Viollet-le-Duc. Ce sera pour lui une opportunité de mettre à profit son très vif intérêt pour l’archéologie. Il se distingue par la découverte d’une fresque du Couronnement de la Vierge dans une chapelle latérale de l’église des Augustins. Cette réussite associée à la rencontre avec Viollet-le-Duc lui met le pied à l’étrier.
Audrey Marty, nous montre alors comment, toujours en réflexion sur les origines de l’architecture occidentale, Marcel Dieulafoy sentira se développer en lui une véritable vocation d’archéologue. Progressivement, il formera le projet inouï de se rendre en Orient pour y entamer des recherches lui permettant d’étayer son hypothèse selon laquelle « le rôle de la Perse dans l’histoire de l’art avait été considérable, et que son influence s’était étendue dans l’Inde, l’Orient chrétien et musulman, en Russie, en Italie septentrionale et en Extrême-Orient. »
Jeanne sera la première à se réjouir de cette perspective d’un grand voyage hors de l’Europe.
Que sont les ennuis quand on a la passion ?
Parfois, à quelque chose, malheur peut être bon, car mêlé de près à un scandale financier en lien avec la rénovation du Théâtre du Capitole, Marcel doit démissionner.
Des années de mauvaise fortune vont frapper la famille de Jeanne, tout autant que celle de Marcel.
À ce stade du récit, on est pris par le souffle de l’aventure telle que l’auteure nous invite à la vivre. Cela étant, il ne serait pas juste de trop révéler et de briser ici le suspense qu’elle réussit à maintenir de chapitre en chapitre jusqu’à la toute fin du livre où nous attendent de dramatiques révélations.
Le 16 février 1881, Marcel et Jeanne Dieulafoy quittent Marseille pour la Turquie. Ils ignorent que le navire qui les transporte en Orient est une véritable poudrière flottante. Ce ne sera pas le seul ‘inconvénient‘ qu’ils auront à subir tout au long des sept années que dureront leurs audacieuses expéditions.
Et nous voilà embarqués avec eux à bord de la minutieuse et palpitante biographie composée par Audrey Marty après plusieurs années de recherche.
D’un voyage l’autre, les époux Dieulafoy feront montre d’une curiosité, d’une intuition et d’une persévérance inégalables. Ce docte couple d’aventuriers va vivre d’extraordinaires péripéties et rencontrer partout les grandeurs de l’humain associées dans des proportions très variables à l’adversité la plus crasse. Ne serait-ce pas cela aussi qui fonde la véracité et l’intérêt du récit ?
La narration haletante de certaines fouilles entreprises en Perse, ainsi que celle des démêlés avec la population locale sont un modèle du genre.
On s’attache à l’héroïne. L’auteure sait nous la rendre éminemment sympathique, tout autant qu’admirable dans sa vie et dans ses œuvres. Et cela, à un siècle et demi de distance.
Jane Dieulafoy s’affirme de plus en plus en ce que l’on appelle familièrement « un phénomène ».
Si cette lecture nous transporte aussi irrésistiblement, c’est que la langue est précise, légère et sensible. Le mot juste n’est jamais trop technique, tout en ne dédaignant pas une certaine érudition, d’une façon qui n’altère jamais la souplesse du récit s’appuyant sur des connaissances approfondies.
L’écriture est enjouée, agile, rapide, volubile ; bien structurée elle nous entraîne d’un siècle à l’autre, jusqu’à la Première guerre mondiale.
Jeanne, devenue Jane, après avoir été brièvement Jean —le lecteur saura pourquoi… Jane, donc, demeurera dans l’histoire comme la promotrice ardente et éclairée d’un féminisme qui fera école.
Noble tâche que celle menée à bien par l’auteure, faisant ressurgir, dans la mémoire l’attachant personnage de Jane Dieulafoy, qui aurait fini par s’estomper et tomber dans l’oubli. Ce portrait de Jane retrouve aujourd’hui toutes ses couleurs et son importance collective grâce au verbe assuré d’Audrey Marty.
Pierre-Jean Brassac
MARTY, Audrey, Le destin fabuleux de Jane Dieulafoy
De Toulouse à Persépolis,
Villeveyrac, Le Papillon Rouge Éditeur, 2020.
300 pages, 19,90 €