La queue du lézard, par Muriel Batave-Matton
Avec « La queue du lézard », Muriel Batave-Matton nous livre un nouveau volet du polyptyque romanesque dont elle poursuit l’écriture avec un entrain et une maîtrise qui s’affirment d’année en année. Au fil du temps, sa voix personnelle nous devient familière, contrairement à ses intrigues qui continuent de surprendre par leur intensité et la minutie de leur traitement.
L’avant-propos nous précise le parti pris narratif : « Dans ce nouveau récit, j’ai souhaité, plus encore que dans les autres, me livrer avec sincérité ». Et en effet, l’auteure-narratrice s’adonne sans complaisance ni égotisme aucun à une introspection, souvent émaillée d’autocritique, voire d’une désarmante autodérision qui suscite la sympathie.
Pour Anne, la narratrice et avatar de l’auteure, l’écriture est « une formidable armure » qui lui permet de s’engager […] dans toutes les batailles. Elle a besoin de l’écriture ; l’inverse est vrai.
Être ou ne pas être à sa place
Anne se souvient de sa propre formation et de sa découverte d’un antagonisme entre les classes sociales. Le milieu ouvrier de ses origines « ne l’avait pas préparée à la condescendance bourgeoise ». Aussi Anne entre-t-elle dans la vie professionnelle avec un sentiment d’imposture, celui de ne pas être tout à fait à sa place, une certaine honte sociale distillée par une élite habituée à s’inventer une douteuse supériorité. En un accès d’humilité radicale, Anne en vient à penser avec Pessoa, que la réalité n’a pas besoin d’elle.
Anne, l’héroïne, sait aider les autres – notamment la fille de son amie Chloé : Pauline, dont la relation amoureuse avec un certain Mathieu reçoit subitement l’ombre portée d’une rivale en la personne d’Adèle, la très sensuelle et instable Adèle.
Frayeur quand Mathieu rencontre cette Adèle, la belle Malienne, alors que – aux yeux d’Anne — il semble filer le parfait amour avec Pauline, qu’elle-même, Anne, entend protéger. Va-t-il succomber aux charmes d’Adèle ? Sautillante et dilettante, la jeune Africaine joue avec des occupations différentes, ne souhaite nullement s’enfermer dans un métier, « tant pis si aucune n’est menée à bien » Pour elle, l’important est de vivre. On commence à se demander si Pauline, la délaissée de l’histoire, attendra indéfiniment le bon vouloir de Mathieu.
Anne saura-t-elle s’aider elle-même au moment de rompre avec la carrière d’enseignante ? Au terme de trente-neuf années de labeurs didactiques, le tournant signifie fini « le réveil, le matin », finies « les vacances à dates obligées », finis « les moments d’inspiration perdue », adieu « les parents (d’élèves) ingrats et agressifs… »
Motifs constants chez Muriel Batave-Matton, les chats entrent dans la distribution du récit comme des personnages à part entière. Cette plaisante « ponctuation animale » du récit crée des respirations passagères grâce auxquelles la narratrice relativise les vicissitudes que connaissent les protagonistes alentour.
Le roman offre au lecteur une dramaturgie tissée de situations inédites formant une matière variée pour de nouvelles analyses des mobiles humains. L’auteure nous incite à élucider les stratégies individuelles et nous révèle pour ce faire les principes de sa propre sensibilité. Un personnage rougit, « un peu honteux de son habileté à cacher son trouble ».
Quand l’histoire singulière des protagonistes traverse à pas subtils, curieux et mesurés, la vastitude des rapports humains, des réactions de prestance, des langueurs et des hésitations, on se délecte des tons innombrables du nuancier mental dont sait user l’auteure pour dépeindre les pulsions affectives et les conceptions existentielles de ses personnages.
Un récit enraciné
Corrèze, Tulle, Les Monédières, Saint-Antonin, Toulouse : tels sont les lieux où évoluent les personnages. En deux mois et demi — du 11 février jusqu’au vendredi 26 avril — le récit nous transporte donc de l’hiver au printemps, sous un climat qui est aussi celui des cœurs, tandis que pour Anne, la bientôt retraitée, s’annonce un drastique changement.
Professeure de lettres, Anne pratique volontiers l’autocritique de corporation. L’univers enseignant est selon elle « trop étriqué ». N’en déplaise au Ministère, Anne ne serait-elle pas d’abord une professeure de l’être ?
Elle l’avoue, certains enseignants ne sont pas exempts de rigidité, telle cette professeure de philosophie qui impose à une élève de considérer qu’il n’existe que trois philosophes : Platon, Descartes et Kant.
La narratrice énonce au passage quelques principes et trucs professionnels de l’enseignante : « implication de tous les instants et un engagement total de sa personne. » Tout cela pour « allumer une petite lumière d’intérêt dans les jeunes cervelles ». Elle a raison de dire que les enseignants sont des théâtreux. Peut-on nier que, durant toute leur carrière, ils donnent à voir et à entendre par épisodes de cinquante-cinq minutes ?
Pourquoi diable Anne souhaite-t-elle figurer sur la liste des élections municipales ? Quelle est sa motivation ? Pouvoir, solidarité, appartenance à un groupe ? Elle redoute la retraite et son terne fanion de grise solitude. « J’ai l’impression de ne plus exister pour personne… » avoue-t-elle. Puis vient la phase de l’acceptation : « Avec la retraite, rien ne s’arrêtait. Tout continuait, au contraire, à l’image de cette queue de lézard qui repousse. Elle se sent ‘disponible’, et, comme elle le formule, « Prête à accueillir ce qui vient à moi, que ce soit la détresse d’une femme ou le chant d’un oiseau » Selon sa propre expression, elle tourne la dernière page d’un chapitre de sa vie mais ne ferme pas le livre.
« Une fresque humaine », promet la quatrième de couverture de ce roman encore plus personnel que les précédents. Le mot est bien choisi, tant il est vrai que La queue du lézard se lit comme un tableau de mœurs dépeintes dans le frais, dans la réalité sociétale d’aujourd’hui.
Comme chez Balzac, dans sa Comédie humaine, il s’agissait pour Muriel Batave-Matton, une fois de plus avec ce sixième volet, de décoder et représenter l’esprit de générations et de milieux humains fortement contrastés, sinon opposés. C’est-à-dire l’humain dans toute sa fascinante diversité.
Pierre-Jean Brassac
Muriel Batave-Matton, La queue du lézard, Les Éditions du Panthéon, Paris, 2020, 267 pp., 19,90 €