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L’épouse du bourreau
Parue sous la signature de Gérard Muller, voici une éloquente fiction qui s’enracine dans la tragique actualité de la République arabe de Syrie.
L’auteur a pris ici le risque calculé de mêler histoire contemporaine et littérature épistolaire. Il dédie son ouvrage « À tous les réfugiés du Moyen-Orient qui ont dû fuir leur pays sous le joug des tyrans ».
Deux sœurs, Hana et Alma, vous ouvrent leur correspondance au moment où Hana, qui vit à Londres, est sur le point de se rendre à Damas pour mettre fin à une longue séparation d’avec les siens. On appréciera la sobre intelligence des propos et des idées qu’échangent les deux sœurs. Chez elles, aucune envolée lyrique, aucune inflation verbale ne perturbe le débit mesuré de la transmission des évènements.
Alma n’est autre que l’épouse d’un certain Bastar, ancien ophtalmologue aveuglé par la crainte de perdre son pouvoir de chef d’État. Ce prénom ressemble à s’y méprendre — à une syllabe près —, à celui de l’actuel président de la République arabe de Syrie. Il s’agit néanmoins d’une fiction dont tous les personnages portent des noms et prénoms bien fictifs. Les lectrices et les lecteurs décrypteront d’eux-mêmes les prénoms de Bastar et Alma, le patronyme Aras, le nom du peuple et de la religion Alaouite.
La Syrie vit ses derniers instants de paix. Des révoltes populaires éclatent. L’armée tente de faire face aux coups de boutoir islamistes.
La correspondance des deux sœurs fournit au passage une utile analyse de la situation et des forces en présence, Leur phrasé judicieusement tempéré rend parfaitement leur inflexible détermination et leur clairvoyance. Pas d’éclats mais une implacable relation de l’effondrement en cours.
Pourtant, cette sérénité, cette tranquille rationalité, était trop pacifique, trop maîtrisée et trop sage pour durer.
Le drame syrien s’aggrave, prend de l’ampleur et tue dans des proportions innommables.
À Damas, Alma se trouve très vite « en perdition », ainsi qu’elle l’avoue elle-même au bas d’une lettre à sa sœur. Alma ne partage rien des vues de son tyran de mari.
Dès la fin du premier tiers du livre, un profond revirement brouille les cartes. Il y aura d’autres renversements de situation, d’autres menaces, d’autres coups de tonnerre. Espionnage, duplicité et délation ont partie liée : la mort rôde.
Les lettres, d’un juste format, confèrent à la lecture de l’ouvrage une dynamique qui ne faiblit pas. Du moins jusqu’à un peu plus de la moitié du roman et le moment où un vivant récit prend la suite de la correspondance.
Les sœurs se disent confiantes. « Mon unique certitude, c’est que nous les femmes, avons la réponse entre nos mains. Nous sommes capables d’édifier une civilisation démocratique, libre et apaisée. » Attendons de voir…
La performance narrative du roman tient tout à la fois à la vérité historique et à son solide enchevêtrement dans la fiction. L’auteur les tresse ensemble à travers les situations et les actions des personnages.
Hana pose une question de fond : « Comment peut-on comparer la lutte pour sauver une patrie avec celle de perpétuer un régime ? » Au cœur du conflit qui risque de leur faire perdre le pouvoir, rares sont les dirigeants qui ne pensent pas avant toute chose à le préserver. Notre propre Napoléon III fut-il exempt de cette tare ?
Au terme d’improbables péripéties et de tensions à peine supportables, la conclusion reviendra à Hana « Les hommes ne sont que le jouet de forces plus importantes qu’eux-mêmes, » nous propose-t-elle avant d’affirmer que « Nous ne choisissons pas notre destin, c’est lui qui nous choisit. » Certes, cela se discute, tout comme les réalités anthropologiques et politiques que ce texte grave et bouleversant invite à méditer
Pierre-Jean Brassac,
septembre 2023
Gérard Muller, L’épouse du bourreau, Le Lys Bleu éditions, 154 pp.