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Billet de blog 28 mars 2022

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SUR L'ÎLE NOIRE , par Sonja Delzongle

La vraie nature du monstre est d'être partout et nulle part à la fois. On ne saurait dire qu'il n'existe pas.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 Avec Sonia Delzongle sur le Loch Ness

 Sur l’île noire, c’est l'Écosse du Monstre, des fantômes et des revenants. Celle des châteaux hantés. C’est la contrée d’une fulgurante beauté sauvage. Contraste : on s’y pâme du « son mélodieux d'une harpe ». Cette terre de brume, de tourbe et d'alcool fort, anime d’audacieuses spéculations.

Dépaysement assuré pour le lecteur de cette enquête menée snare-drum battant par Sonja Delzongle. Nous connaissions sa maestria avant même L’homme de la plaine du nord et, plus récemment, Le dernier chant, en 2021, et Abîmes, cette année, parus tous trois chez Denoël dans la collection Sueurs froides.

Les paysages façonnés par le mystère hébergent d’étranges personnages, à commencer par ce Williamson à qui est advenu le malheur suprême. Et puis l'homme à tout quitté pour consacrer sa vie à Nessie, puisque tel est le petit nom du monstre du Loch Ness pour ses adorateurs.

Les trois piliers du livre de Sonja Delzongle sont à parts égales ses idées, son histoire, et ses personnages. L’Écosse apparaît tout entière dans sa dissertation sur l'attente, sur la suspension dramatique du temps. Comme chez Simone Weil, son attente à vide est une forme supérieure d'attention, une attention poétique, qui ne cherche pas à chercher, mais qui est recherche en soi. On comprend que l'auteure elle-même est aussi dans cette disposition d'esprit quand elle ouvre un chapitre par les mots : SLOW. SAVOIR ATTENDRE. Nous la rejoignons de bonne grâce à l'affût du moindre signe, de tout bruit, de tout frémissement annonciateur d’une possible nouvelle manifestation du mystère.

Il en va des « histoires de monstres » comme des mythes et des religions : elles « reflètent ce besoin impérieux de l'humanité de croire soit au divin, soit au démoniaque ou au surnaturel ». Voilà qui est dit.

Eh oui, créatures pathétiques que nous sommes. Nous ne savons pas nous contenter simplement d'exister. Nous avons besoin de nous construire des chimères, du surnaturel de tous ordres, de nous inventer un moi débordant le plus largement de notre être simple. Nous croyons dur comme fer en l'Invérifié, dont nous nous forgeons un soutien moral.

Croire en Nessie

Le monstre existe bel et bien à travers son mythe. Point n’est besoin de matière ni de présence. Sonja Delzongle oriente progressivement son carnet de voyage vers la réflexion philosophique, sociologique et souvent historique. Mystique aussi. Car Nessie est une religion pour beaucoup, ce dont atteste le fait qu'il compte « autant d'adeptes que de détracteurs ou de sceptiques et de non-croyants ».

Sur l’île noire, l’auteure trouve la juste temporalité de son récit, cultivant une lenteur qui matérialise les doutes et les hésitations qui assaillent tout visiteur de cette contrée face à l’énormité du mythe. Le dramatique et le poignant n’en sont pas exclus a priori.

Sur l’île noire, le lecteur captera comme le gargouillis suprême d'une écriture qui feinfarit de chercher sa forme spécifique, rien que pour la beauté de l’exercice.

C'est ainsi que cette banale histoire de monstre, devient sous la plume de l’auteure la chambre d'écho d’une réflexion à laquelle on ne s’attendait pas en entrant dans son jeu.

Ce qui apparaît initialement comme un reportage, une histoire de serpent de mer, devient au fil des pages un récit précis et détaillé — le comble de l’adresse littéraire, vu le vague du sujet. La réponse aux questions que l'on se pose, les solutions de l'énigme que l’on imagine, se trouvent forcément dans le récit. Car Sonja Delzongle n'est pas avare d'hypothèses ; elle anticipe généreusement sur nos propres interrogations.

Les monstrophiles en leur paradis écossais

Jeu de mots qui fait mouche que celui de l'auteure, quand tout à trac elle baptise le monstre Éternessie. Celui-ci est d'autant plus éternellement présent que son absence n'est pas plus certaine que son existence. Sa représentation n'évolue pas au fil de son histoire et ceux qui croient en elle s'en font une idée aussi invariable qu'inamovible. La grande affaire n’est pas l'immortalité de la bête mais l’éternité du mythe.

La bête est un Graal pour toute une faune de passionnés aussi nombreux que leurs raisons personnelles de l’être. Ce qui les relie ? La quête… L’approche mais pas le but.

La célébrité mondiale de Nessie aidant, sa marchandisation va bon train. On peut fort bien ne pas l’avoir aperçu et l’emporter pourtant en souvenir. Peut-être est-ce même recommandé.

Illustration 1

On est près de raisonner comme Descartes avec Dieu : la meilleure preuve qu’il existe, c’est que nous parlons de son invisible perfection… Son absence incontestable est sa manière d’apparaître.

L’auteur sait jouer à merveille de notre état de sceptiques motivés…

De dubitatifs que nous étions dès les premières pages, nous sortons conquis et enthousiastes de ce récit qui ouvre la voie, innove et rénove le genre.

Ou comment épuiser un mystère tout en le laissant savamment en suspens…

 Pierre-Jean Brassac

Sonia Delzongle, Sur l'île noire, Paulsen, 2021, 147 pages, 19,90 €

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