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Une Camargue pas si blanche
La Camargue, le riz et les taureaux. Tels sont les piliers de l’épatant récit que vous propose Jacques Lavergne sous le titre de « Camargue blanche et série noire » paru aux éditions Cairn.
La référence tauromachique marque l’origine et le point d’orgue de toute l’histoire, jusqu’à son dénouement qui ne peut être que l’estocade, portée au coupable par une sagace et tenace équipe de policiers. Haletante, la faena !
Plusieurs personnages, comme l’avocat Largo, nous sont révélés comme des incarnations de ce petit monde : « l’œil noir, la mèche plus sel que poivre en bataille. On aurait dit un petit taureau furieux lancé dans l’arène, prêt à encorner tout ce qui se mettait en travers de son chemin. » Les êtres sont donc aussi furieux que les bêtes.
Nous sommes au pays de Crin Blanc.
Qui ne se souvient du jeune Folco, prêt à tout pour l’amour de sa monture opaline ?
La fête du riz en Arles va tourner au drame avant même que ne résonnent dans l’arène les premières mesures d’El gato montes. Si musique il y doit y avoir, le paso doble taurin cèdera maintenant le rythme à une marche funèbre.
L’étincelant jeune homme nommé Luisito, dont on attend la glorieuse entrée dans son habit de lumière, ne viendra pas.
Lui, le matador, vient de s’effondrer sous le coup d’une puntilla, plantée dans sa nuque par une main féroce avec la plus grande précision. Achevé avant la corrida. Luisito est beau. Luisito est riche et adulé.
Qui donc a frappé ? Les activistes de l’anti-corrida ? Trop simple ! Peu après l’assassinat de Luisito, la découverte de deux autres victimes va brouiller durablement les pistes. De multiples hypothèses entrent en compétition, si l’on ose dire dans ce morbide contexte. L’esprit d’équipe règne chez les policiers mais cela suffira-t-il ?
Des grands flics à Paris ? Oui, certes, mais « aussi autour de nous […] même si on ne le dit pas et s’ils ne le savent pas, » suggère le narrateur.
L’enquête qui débute vaut au lecteur une plongée pittoresque dans la culture taurine et camarguaise.
Dans ce récit comme dans l’air du temps, la tendance consiste à aimer haïr les journalistes. « Il fallait s’attendre à ce que les journalistes ou ceux qui se croyaient comme tels, écrivent tout et son contraire pour donner à un public plus porté sur l’instantanéité que sur la réflexion, les moyens de nourrir les conversations du café du commerce. » Le narrateur ne s’encombre pas d’une pensée plus positive quant au rôle que tiennent les journalistes dans la préservation d’un minimum démocratique.
Outre l’aisance avec laquelle Jacques Lavergne aborde les aspects économiques et financiers qui alimentent l’intrigue, on se délecte de son habileté scénaristique. Tableaux et scènes s’articulent dans une cohérence implacable restituant la vraie vie. Le récit repose sur une tension soutenue de l’esprit du narrateur et une concentration de tous les instants sur la procédure. Hormis l’usage de la vidéo de surveillance, aucun deus ex machina ne vient proposer de trop faciles solutions. Àpre est l’enquête et le pas à pas délicat. Nonobstant le titre du roman, cette Camargue n’est pas si blanche que cela.
L’auteur aime ses personnages et sait souligner leurs traits de caractère. Il y a le commandant Sagnes, supérieur de l’élégant capitaine Paul Rivière. Et Lucie Bergougnan pour qui « il paraît surréaliste au 21e siècle d’aller tuer un animal à l’épée devant douze mille personnes qui crient olé. »
Un certain commissaire Berger, que l’on gratifie du nom affectueux de ‘taulier’ fait irruption de temps à autre dans le récit. Toute la hiérarchie se préoccupe de l’affaire. On se demande auquel de ses personnages l’auteur aurait le plus tendance à s’identifier. Qui il semble aimer le plus. Le lecteur se livrera peut-être lui aussi avec malice à ce petit jeu. Tant l’auteur paraît proche de ses personnages.
Dans le genre boulet, il y a le sanguin Michel Chevalier, le père du malheureux Luisito.
Ah ! Et puis la Russe : cette jeune femme qui aurait bénéficié du programme Erasmus pour finir en Arles, empêtrée dans une sombre histoire où son amant, Raymond Couffignal, voit disparaître sa bijoutière d’épouse.
Par quelle roublardise cette belle plante venue du pays des tsars est-elle parvenue à recevoir le soutien de la Commission européenne qui n’en a jamais accordé aucun à ses compatriotes ? Le mari de la bijoutière, nous dit l’auteur « avait midi à sa pendule trois fois par jour, ce qui était un comble pour un bijoutier horloger ». On aime les tranquilles bons mots et le sourire discret de Jacques Lavergne.
L’enchaînement des malheurs continue de former tourbillon : Michel Chevalier, se montre particulièrement remuant et agressif. Le capitaine Rivière comprend mieux que Luisito ait préféré affronter les taureaux que supporter à longueur de journée ce père brutal et excessif.
Dans cette province du Midi, on n’a rien à envier à la Capitale en matière de savoir-faire et de conscience professionnelle policière. Des grands flics à Paris ? Oui, certes, mais « aussi autour de nous […] même si on ne le dit pas et s’ils ne le savent pas. »
Harcelé par l’envie de connaître enfin la vérité, on se dit vers la page 188 que l’atterrissage approche, que le démasqué est imminent…
Eh bien non ! ça dure encore soixante-dix pages et c’est passionnant. La hora de la verdad viendra en temps opportun et pas une minute avant. L’estocade aura bien lieu… Mais par un détour aussi étonnant qu’imprévisible. L’émoi bouleversera toute l’afición et bien au-delà !
Il nous faut aussi apprendre la Camargue. Jacques Lavergne nous prodigue des leçons de chose du plus grand intérêt : sur les rizières de Camargue et leur économie, sur l’hydrographie, sur le petit monde taurin, ce mundillo rude et fermé. Le tout conforté par une belle précision langagière et une santé syntaxique qui confèrent aux textes une spontanéité cristalline.
Pour leur part, les policiers ne manquent ni d’intuition ni de clairvoyance. Un clair énoncé de leur situation peut les protéger du délitement de la paix civile, dans le contexte affligeant « de la recrudescence des trafics ». La justice aura le dernier mot.
Le narrateur fait-il preuve d’humour malgré le sordide des drames en cours ? Assurément : on sourit, on plaisante. De l’humour, oui, mais davantage encore de l’esprit… Car l’esprit est ce qui permet ici de dominer l’adversité, d’entretenir une juste part de détachement pour conserver intactes ses forces et son humanité.
Pierre-Jean Brassac
Camargue blanche et série noire, Jacques Lavergne, éditions CAIRN, avril 2020, 262 pages, 10,50 €