"Conspirationnisme" par ci, "complotisme" par là...
J'entendais encore ce matin l'inénarrable Brice Couturier, tout à sa déploration d'un monde perdu où la Vérité était détenue par une élite dont il estime sans doute faire partie.
On voit bien les risques d'une utilisation idéologique de ces deux mots, indigne d'une démocratie, puisqu'elle peut permettre de légitimer a priori toute parole officielle et de discréditer celle qui pourrait lui être opposée. Si le complotisme existe bien, il doit être défini avec sérieux : c'est la tendance à expliquer la marche générale du monde par un complot unique. Mais le sujet de ce court billet, plutôt que de définir le complotisme, serait d'essayer de comprendre, un peu, ce qu'il cache...
La diffusion massive de l'information et des savoirs ("sérieux" ou non) grâce à internet explique sans doute en partie la tendance au complotisme. On peut également l'interpréter comme le signe d'un sentiment collectif de dépossession. C'est aussi ce symptome d'un monde finissant où tout sens s'est effrité, et où un nouveau, solide, tarde à apparaitre.
Ce qui me semble intéressant, c'est que le complotisme se situe à l'articulation de l'envie de comprendre et de l'envie de croire.
Envie de comprendre car il peut être vu comme le réveil malhabile du citoyen, qui prend subitement conscience que la Vérité officielle a ses limites, que les complots et conspirations existent dans l'Histoire, et qu'il a pu être -qu'il est!- le jouet de manipulations. Il peut donc être interprété comme une maladie infantile de la démocratie, conçu comme une étape nécessaire dans l'élaboration d'un esprit critique. C'est d'abord un doute radical dont toute autorité "officielle" (politique, journalistique, scientifique, enseignante...) fait à présent les frais.
Mais envie de croire (hélas) car ce doute est hyperbolique : il ne peut cesser que dans l'acceptation d'une vérité supérieure, qui pose une limite à l'angoisse générée par ce doute radical. A ce doute hyperbolique correspond donc une vérité tout autant hyperbolique, qui redonne du sens à un univers dévasté. Au fond, le complotisme est une transcendance, un "opium du peuple" d'un genre un peu nouveau. Derrière les apparences (le "Ah ah ah... je ne suis pas dupe" des complotistes), il est le signe d'un désir d'être dirigé et manipulé.
(Comme il est difficile de dire -et d'assumer- cette phrase si simple : "je ne sais pas, et ne saurai probablement jamais" !)
On serait donc là face à un phénomène religieux : une religion qui revêt des apparences rationalistes, qui singe -parfois brillamment- l'esprit scientifique, une religion mondiale qui feint de réunir les "particules élémentaires" des sociétés consuméristes, dans un monde en mutation que plus personne ne comprend. Ou plus exactement : que plus personne n'a l'illusion de comprendre.
Comme toute religion, c'est évidemment pain bénit pour les dirigeants qui peuvent discréditer aisément leurs contradicteurs et détourner ces intelligences de questions qui se posent réellement. Bref: si le complotisme n'existait pas, il faudrait l'inventer.
Nota : On peut encore parler d'évasion fiscale sans être taxé de « complotiste ». Espérons que ça dure.

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