Par Kenneth L. Brown (1936–2025), professeur de sociologie, et Daniel Brown, journaliste indépendant.
Dans certaines régions d'Occident, cet article sera jugé offensant. Il sera taxé d'antisémite ou signé par deux Juifs qui se détestent eux-mêmes (self-hating Jews). Mais ce qu'il cherche, c'est une prise de conscience sans faille d'un cataclysme qui ne se déroule pas simplement sous nos yeux. Il est activement encouragé par nos gouvernements occidentaux. Contrairement aux génocides du XXe siècle, il s'agit de l'atrocité de masse la plus documentée de l'histoire contemporaine, où la technologie moderne [1] permet à un public mondial impuissant d'assister à ces activités criminelles en temps réel. L'aide arrive au compte-gouttes, mais les experts préviennent qu’elle est largement insuffisante et dans un état discutable. La machine d'anéantissement reste intacte, et cette légère accalmie pourrait n'être que temporaire, une pause avant un nouveau cycle de terreur une fois les caméras éteintes. Elle est entretenue par les gouvernements occidentaux, soi-disant démocraties libérales, qui continuent d'injecter des milliards en Israël, milliards utilisés directement ou indirectement dans ce génocide et les occupations illégales de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est.
C'est le point culminant d'un ordre mondial où les « droits de l'homme » sont invoqués de manière sélective et systématiquement ignorés. Nous remontons la tragédie aux origines de l'État israélien. Au 3 septembre 2025, le ministère de la Santé à Gaza fait état de 63 746 morts palestiniens et 161 245 blessés depuis le 7 octobre 2023 - dont 571 décès et 2 318 blessés rien que dans la semaine du 27 août au 3 septembre 2025 [2], selon le dernier bilan des victimes établi par l'OCHA et l'ONU. L’ONU a signalé que plus de 44 000 admissions d’enfants pour malnutrition aiguë ont été comptabilisées depuis janvier, tandis que 21 000 enfants sont désormais invalides suite à leurs blessures de guerre.
Mais ces chiffres cachent une catastrophe humanitaire inégalée au 21ème siècle (mis à part la situation au Soudan) : la famine risque d’emporter les plus d’1,14 million en Phase 4 (urgente) et 641 000 en Phase 5 (catastrophe), selon l’IPC. Des mères s'évanouissent dans les files d'attente pour la nourriture, des tout-petits meurent d'infections non traitées et des familles en sont réduites à faire bouillir des herbes pour pouvoir se nourrir. Les témoignages recueillis par la journaliste gazaoui Amani Jamal soulignent une situation intenable pour l’ensemble de la population de Gaza.
À quoi ressemble la complicité occidentale ?
La Convention des Nations Unies sur le génocide définit le génocide comme des actes commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Mais la violence à Gaza dépasse le cadre d'un régime ou d'une milice réprouvés. Il s'agit d'un génocide financé, normalisé et protégé par les puissances occidentales. Il repose sur des décennies d'aide militaire, de protection diplomatique et d’idéologies à deux poids, deux mesures. Le spécialiste de l'Holocauste Raz Segal l'a qualifié de « cas d'école du génocide » [4].
L'armée israélienne reçoit 3,8 milliards de dollars par an du contribuable américain, sans compter les aides d'urgence comme les 14,1 milliards de dollars alloués en avril 2025. Des armes allemandes, des composants de drones fabriqués au Royaume-Uni et la coopération des services de renseignement français participent de cette entreprise transatlantique. Les puissances occidentales ont bloqué à plusieurs reprises les résolutions de cessez-le-feu de l'ONU, opposé leur veto aux enquêtes internationales et bloqué les couloirs humanitaires. Aujourd'hui encore, le maigre apport d'aide à Gaza, principalement coordonné par l'Égypte et Kerem Shalom, n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan, de portée limitée et dangereusement temporaire. Aujourd’hui même, un navire financé par les Emirats arabes unis achemine 1 200 tonnes de nourriture, mais le Ministre des affaires chypriotes prévient que la situation est « au-delà du pire ». L'ONU prévient que cette brève fenêtre d'opportunité ne constitue pas un tournant, mais une parenthèse avant la reprise du siège, une fois l'attention médiatique retombée.
Le plan de partage déséquilibré de l'ONU en 1947
Les racines de ce système sont profondes. En 1947, le plan de partage de l'ONU accordait 55 % de la Palestine historique à la population juive, alors qu'un tiers des résidents possédaient moins de 7 % du territoire. Il ne s'agissait pas d'un partage. Il s'agissait d'une expropriation coloniale, imposée avec la bénédiction des puissances impériales. Comme l'écrit l'historien français Jean-Pierre Filiu dans Un historien à Gaza (2025), la colonisation sioniste fut dès le départ perçue dans le monde arabe non pas comme un refuge post-Holocauste, mais comme une intrusion coloniale européenne [5]. La logique coloniale de peuplement n'a jamais disparu. Elle a évolué, s'est durcie et a trouvé refuge dans la culpabilité, l'indifférence et l'opportunisme occidentaux. Elle a connu des moments d'accélération, comme pendant la guerre des Six Jours et maintenant dans celle qui fait rage à Gaza, mais avec cette fois des objectifs affichés dès le départ : « Une terre sans peuple, pour un peuple sans terre ». (Il est intéressant de noter que cette expression a été inventée par des auteurs chrétiens du XIXe siècle et non - comme l'affirmait le grand écrivain palestinien Edward Saïd - par l'auteur britannique Israël Zangwill [6]).
Aujourd'hui, la loi israélienne du retour accorde à tout Juif, où qu'il soit, la citoyenneté immédiate. Près de trois millions de Juifs des États-Unis, de Russie et d'Europe ont migré depuis 1950, bénéficiant de logements subventionnés par l'État et d'une intégration militaire. Ils déplacent des familles palestiniennes à qui le même cadre juridique interdisait le retour. Comme l'écrit l'écrivain juif américain Peter Beinart dans Être juif après la destruction de Gaza (notre traduction) : « Israël n'est pas seulement un pays avec des Juifs, c'est un pays pour les Juifs » (sic). Ses lois, son armée et ses frontières sont structurées de manière à assurer une domination ethno-nationale permanente » [7].
Éduquer au nationalisme : des tout-petits aux adolescents
En Israël, l'occupation n'est pas une controverse politique, c'est un consensus national. Les écoles enseignent le militarisme comme un devoir. Le documentaire Izkor : Esclaves de la mémoire (1990), d'Eyal Sivan, révèle un programme scolaire depuis la maternelle jusqu’à la terminale qui glorifie la conquête, efface les Palestiniens et sacralise Tsahal. L’exposé remarquable par l’écrivain canado-israélien David Sheen souligne la mainmise des anciens « Kahanistes » sur l’éducation nationale, et les récompenses politiques dont ils bénéficient.
Et les résultats sont clairs : un sondage réalisé en mai 2025 par Penn State et rapporté par Haaretz, a montré que 82 % des Israéliens juifs soutenaient l’expulsion de la population de Gaza [8]. Près de la moitié d’entre eux approuvaient également des représailles de type biblique, y compris la destruction totale de Rafah et de Jéricho. Ce n’est pas un sentiment marginal, c’est la norme.
Censure généralisée - mais diffusions en direct sur les réseaux sociaux
Le paysage médiatique renforce cette perception. La censure militaire israélienne a interdit plus d’articles au cours des 11 derniers mois qu’à tout autre moment depuis 1967. Les journalistes internationaux sont interdits d’accès à Gaza. CNN et la BBC reprennent les points de discussion de Tsahal comme s’il s’agissait de données neutres. Le New York Times a publié 23 titres en Une sur les otages israéliens en un mois, mais aucun sur la famine dont souffrent les enfants de Gaza. Pendant ce temps, l'un des massacres les plus horribles depuis le 7 octobre 2023, le bombardement de l'hôpital Al Ahli à Gaza, continue d'être rapporté avec des données très discutables par le Washington Post, la BBC et l'AP, qui reprennent sans discernement les affirmations contestées de Tsahal selon lesquelles il s'agirait d'une roquette palestinienne. Ils ignorent également les recherches approfondies de Forensic Architecture [9] ou d'Earshot concluant que le tir a probablement été effectué depuis Israël.
Il s'agit du premier génocide jamais diffusé en direct, avec des millions de personnes qui en ont été témoins via TikTok et Telegram, et des journalistes gazaouis risquant leur vie pour mettre en ligne des images alors que leur batterie s'épuise. Les témoignages de citoyens comme celui de Motaz Azaiza ont une portée plus importante que le flux mondial de la BBC. Pourtant, cette visibilité n'a pas arrêté le massacre. Aux Oscars, Hamdan Ballal, co-réalisateur gazaoui de No Other Land, a dédié son prix aux morts – et a été promptement harcelé et agressé quelques semaines plus tard. Même en exil, la voix de Gaza est menacée. Il n'y a pas d'échappatoire.
La déclaration du président français Emmanuel Macron de juillet 2025, reconnaissant l'État palestinien et appelant à un embargo sur les armes, constitue un changement symbolique, auquel le gouvernement britannique s'est prudemment joint. Pourtant, les armes continuent d'affluer depuis ces deux pays. Et la France, comme d'autres, n'a toujours pas sanctionné Israël ni expulsé ses ambassadeurs.
Un symbolisme sans action est une complicité.
Aux États-Unis, la campagne présidentielle de 2024, puis de 2025, est un exemple de complicité bipartite. Biden et Trump ont tous deux refusés de critiquer la conduite d'Israël. Biden appellant à la « retenue », tout en autorisant des livraisons d'armes record. Trump, soutenu par les sionistes chrétiens, a redoublé de rhétorique anti-palestinienne.
Les sionistes chrétiens américains devancent les partisans d'Israël
Des groupes comme le CUFI (Chrétiens unis pour Israël), fort de plus de 10 millions de membres, exercent un pouvoir supérieur à celui du American Israel Public Affairs Committee, AIPAC, mobilisant les prophéties bibliques pour justifier le nettoyage ethnique. L’Action Fund, une association affiliée à vocation politique, mobilise régulièrement des milliers de membres pour faire pression sur le Congrès afin qu'il adopte des sanctions agressives contre l'Iran, maintienne le soutien militaire à Israël et adopte une législation limitant la campagne Boycott Divest Sanction (BDS) et les discours anti-israéliens sur les campus. Lors de son sommet à Washington en juillet 2025, le CUFI a réuni un nombre record de personnes, parmi lesquels le président de la Chambre des représentants, afin de démontrer son influence législative. Les critiques au sein des réseaux juifs interreligieux et progressistes décrivent désormais le CUFI comme une force d'extrême droite favorisant le génocide par la propagande biblique, le lobbying politique et la mobilisation culturelle, alors même que l'opinion publique se retourne de plus en plus contre la destruction en cours à Gaza. Il s'agit d'un impérialisme théocratique déguisé en liberté.
Parallèlement, les diasporas juives restent divisées. En 2023, l'American Jewish Committee (AJC) rapportait que 80 % des Juifs américains considéraient « se soucier d'Israël » comme un élément essentiel de leur identité. En 2025, le Pew Research Center a constaté que ce chiffre était tombé à 72 %. Pourtant, même aujourd'hui, de larges majorités restent liées à un État qui commet ouvertement des crimes de guerre [10]. L'écrivain Anthony Loewenstein a posé la question suivante dans The Guardian Australia (notre traduction) : « Que signifie être juif au XXIe siècle ?» Sa réponse : « Cela signifie assumer la destruction d'Israël, ou risquer la perte de toute intégrité morale.» Dans un sondage du JCPA, plus de 50% des juifs américains sondés nient le terme « génocide » à Gaza, contre 30% pour.
« Tondre l'herbe »
Ce à quoi nous assistons n'est pas une guerre. Il s'agit de « tondre l'herbe », un terme inventé par l'armée israélienne pour décrire les assauts répétés visant à empêcher la résistance palestinienne de prospérer. Mais la tondeuse ne laisse désormais rien derrière elle. Il ne s'agit pas de dissuasion, mais d'extermination. Et le seul phénomène nouveau réside dans son ampleur : il y a 42 ans, le philosophe français Gilles Deleuze, dans Deux régimes de fous, décrivait ainsi sans détour la politique israélienne : « C’est un génocide, mais où l’extermination physique reste subordonnée à l’évacuation géographique : n’étant que des Arabes en général, les Palestiniens survivants doivent aller se fondre avec les autres Arabes. L’extermination physique, qu’elle soit ou non confiée à des mercenaires, est parfaitement présente. Mais ce n’est pas un génocide, dit-on, puisqu’elle n’est pas le « but final » : en effet, c’est un moyen parmi d’autres. » [11]
En 2001, pendant la deuxième Intifada, j’ai écrit dans l’International Herald Tribune un article intitulé « Une complainte juive ». Je demandais (traduction de l’anglais) : « Que se passe-t-il lorsque la nation fondée sur la protection des persécutés devient elle-même l’auteur de dépossessions ?» Aujourd’hui, le silence que je redoutais s’est transformé en violence structurelle, intimement liée entre des nations occidentales qui se vante des droits de l’homme. Et à mesure que les corps s’accumulent, il devient plus difficile de détourner le regard et plus facile de faire comme si nous ne voyions rien du tout. Soyons clairs : critiquer Israël n’est pas antisémite. Nommer un génocide ne profane pas l’Holocauste. Refuser de le nommer, si.
Gaza n’est pas une tragédie. Ce n’est pas un conflit. C’est un génocide délibéré, télévisé et géré bureaucratiquement. Il est rendu possible par l’Occident. Et il n’est pas terminé.
Références:
- Access Now, October 2024: https://www.accessnow.org/gaza-genocide-big-tech/
- United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs: https://www.ochaopt.org/content/humanitarian-situation-update-319-gaza-strip?utm_source=chatgpt.com
- UN OCHA, July 2025 humanitarian update: https://reliefweb.int/report/occupied-palestinian-territory
- Raz Segal, Jewish Currents, "A Textbook Case of Genocide": https://jewishcurrents.org
- Jean-Pierre Filiu, Un historien à Gaza (Les Arènes, 2025)
- Diane Muir, “A Land without a People for a People without a Land”, The Middle East Quarterly, Spring 2008: https://www.bjpa.org/content/upload/bjpa/muir/Muir%20A%20Land%20Without%20a%20People.pdf
- Peter Beinart, "Being Jewish After the Destruction of Gaza," YouTube Interview, 2025
- Haaretz, “82% of Jewish Israelis Support Expelling Gazans,” May 2025: https://www.haaretz.com
- Forensic Architecture, February 2024: https://forensic-architecture.org/investigation/israeli-disinformation-al-ahli-hospital
- Pew Research Center, U.S. Jewish Views on Israel, Feb 2025: https://www.pewresearch.org
- Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, Éditions de Minuit (1983)
Article traduit et adapté par Gaëlle Gauthier Brown de l'originale en anglais (voir https://blogs.mediapart.fr/brownd/blog/040825/gaza-and-west-genocide-we-built)