brownd

Abonné·e de Mediapart

8 Billets

0 Édition

Billet de blog 10 novembre 2025

brownd

Abonné·e de Mediapart

À Paris, la paix au féminin sort du décor - et passe aux manettes

À six jours d’intervalle, deux images ont percuté : à Mexico, la présidente Sheinbaum agressée en pleine cohue. À Paris, la France réaffirme sa « diplomatie féministe » et publie sa stratégie 2025-2030, dans la foulée du Women’s Forum Meeting. Un constat: si même une cheffe d’État n’est pas à l’abri de la violence, alors l’accès des femmes au pouvoir doit être l’ossature de la sécurité collective.

brownd

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Au Paris Peace Forum (29-30 octobre), l’atmosphère a été moins incantatoire que d’habitude. Le cœur des conversations n’était pas « faut-il inclure les femmes ? », mais « qui tient le stylo, qui signe les budgets, qui préside les sous-groupes où se rédigent les clauses qui tiennent - ou craquent — sous la pression ? ». Cette différence, entre visibilité et autorité, a traversé les salles du Palais de Chaillot comme un courant d’air froid, rappelant que les photos de famille ne disent rien des paragraphes qui sauvent des vies.

Une des voix qui a le plus saisi l’audience est celle d’une jeune Soudanaise, Mayada Adil El Sayed. Elle s’est présentée devant une salle comble, a rappelé son engagement de 2019 - mode et révolution mêlées - avant de passer au présent le plus cru : « Mon pays est en guerre ; le Darfour vit un génocide. Il y a deux jours, plus d’un millier de personnes ont été tuées. Trois cents femmes ont été tuées ou violées. Des milliers de femmes ont été violées. » Puis l’ancienne Jeune Leader des Nations-Unies assène : « On ne peut pas parler de paix sans celles et ceux qui la font - la jeunesse… La paix doit s’accompagner d’une reddition des comptes. » La salle a sombré dans ce silence particulier qui tombe quand les statistiques prennent un visage.

Dans la foulée, Trisha Shetty - avocate, fondatrice de SheSays, figure centrale du Forum – pose la question à Mayada Adil : « le monde vous a trahi ; qu’est-ce qu’on fait pour réparer ? » La réponse a évité tout pathos : « L’amour et la paix n’ont jamais été des mouvements populaires… Alors, changez le récit : le Soudan n’est pas la guerre oubliée. Parlez du Soudan. Exigez de vos gouvernements qu’ils fassent pression sur ceux qui provoquent ce génocide. » En clair : attention, pression, droit.

Dans les coulisses du Forum, Trisha Shetty a remis de l’ordre dans les priorités, loin des codes qui sommationnent aux femmes d’être « gracieuses » malgré l’hostilité : « oui, c’est politique. Comment défendre l’égalité sans combattre l’inégalité ? Les attaques qui tiennent les femmes hors du jeu sont multiples : pas assez de financements ; des menaces de mort ; du harcèlement, sexuel et en ligne, d’une intensité que les hommes connaissent rarement. » Elle s’interrompt, la voix se voile : « je connais trop de femmes en prison, dans trop de pays. » Et elle déroule un plan, sans lyrisme : financer la protection (juridique et physique), les outils sécurisés, les équipes politiques qui démentent les mensonges au lieu de les relayer. Autrement dit : ne demandez pas aux femmes d’être « résilientes » ; rendez le système moins prédateur.

Présente pendant les deux jours de la conférence, la professeure de droit Julia Emtseva a souligné le plafond de verre persistant auquel se heurtent les femmes : “Cela fait plus de vingt ans que la résolution 1325 du Conseil de sécurité de l’ONU a été adoptée,” a-t-elle rappelé, “reconnaissant le rôle essentiel des femmes dans la paix et la résolution des conflits. Et pourtant, nous ne constatons toujours aucun changement significatif dans le domaine de la construction de la paix.”

Les recherches de cette universitaire explorent les façons dont le droit international pourrait être réimaginé pour favoriser des résultats plus inclusifs et socialement transformateurs. Emtseva reconnaît l’existence de plusieurs initiatives qui promeuvent la participation des femmes. “Mais leur présence seule n’est pas suffisante et ne l’a jamais été. Une véritable transformation exige de regarder au-delà du seul genre. Il faut aussi se concentrer sur les qualités et les expériences intersectionnelles que les négociateurs et négociatrices apportent à la table.” L’autrice de International Crimes of Western Colonialism ! insiste : la consolidation de la paix doit embrasser bien plus que les seules questions de genre : “Elle doit également inclure la classe sociale, l’appartenance ethnique et la géographie, et veiller à ce que l’inclusion porte sur les compétences et les perspectives, pas sur la simple représentation. La représentation est importante, mais sans réflexion sur la qualité de cette représentation, le nombre de femmes assises à la table des négociations relève de la pure mise en scène.” »

Deux scènes filmées par les organisateurs du Forum ont fait entrer ces questions dans la fabrique du multilatéral. Jacinda Ardern, ancienne premier ministre de la Nouvelle Zélande, s’est dite « optimiste de nature », mais « pragmatiste ici » : « il faut des garde-fous au niveau des chefs d’exécutif sur les technologies qui grignotent la démocratie, et des conversations franches sur les risques existentiels (pandémies, nucléaire, usages dévoyés de l’IA) qui ne servent ni Washington ni Pékin quand ils dérapent. » Michelle Bachelet, forte de son expérience à la tête du Chili et du Haut-Commissariat aux droits de l’homme, a plaidé pour moins de grand-messe et plus d’efficacité : réorganiser pour des résultats visibles, rationaliser le calendrier des sommets, remettre des « dents » dans l’application des règles. Le sous-texte, à la lumière de l’agression subie par Claudia Sheinbaum, était limpide : la légitimité se délite quand les plus puissants s’affranchissent des normes et que les femmes sont punies pour leur simple présence dans l’espace public.

Ce qui a changé à Paris, c’est la volonté de traduire le sentiment en « câblage ». Dans un atelier bondé sur la décision publique, la recette avait l’air prosaïque donc radicale : attribuer des lignes budgétaires aux femmes, leur confier la plume lors de la rédaction des textes, leur livrer le marteau des sous-commissions qui fixent l’ordre du jour. Côté financements, banques de développement et bailleurs se sont vu dire d’arrêter de compter les « femmes touchées » et de financer celles qui disposent réellement d’un droit de décision. Une intervenante a résumé ce qui manque à la plupart des plans de paix : le temps. Dans de vastes régions d’Afrique et d’Asie, les femmes passent encore des dizaines d’heures par semaine à aller chercher l’eau ou le combustible. Un plan qui n’achète pas ce temps - eau, énergie, transports - condamne la participation à rester rhétorique, donc masculine.

Cependant, les chiffres n’ont pas servi de réconfort. Les femmes restent minoritaires parmi les négociateurs officiels des processus de paix et sont loin de la parité dans les parlements. Plus inquiétant, les dernières données onusiennes rappellent que quelque 676 millions de femmes vivent désormais à moins de 50 kilomètres d’un conflit meurtrier - un sommet depuis les années 1990 - tandis que les violences sexuelles liées aux conflits ont bondi sur deux ans et servent comme arme de guerre. Ces ordres de grandeur ne sont pas des « punchlines » : ils décrivent le terrain d’essai des propositions très concrètes entendues à Paris.

Reste le lien français. La France n’est pas spectatrice. Elle a accueilli fin octobre la conférence ministérielle sur les politiques étrangères féministes et publié une stratégie 2025-2030 qui engage explicitement son appareil diplomatique (budgets, conditionnalités, formation, évaluation). Une semaine plus tard, Paris vibrait au rythme du Women’s Forum, qui célébrait ses vingt ans sur le thème du courage. La cohérence de ces agendas sera jugée à l’aune de décisions mesurables : clauses de parité dans les délégations, présidences de sous-groupes confiées à des femmes, budgets garantis pour la sécurité des candidates et négociatrices, et — côté plateformes — déclenchement de « protections renforcées » aux périodes les plus à risque.

On objectera que tout cela paraît loin d’une agression de trottoir à Mexico. C’est l’inverse. L’« effet de vitrine » joue à plein : si une cheffe d’État ne peut pas circuler sans qu’un inconnu s’autorise son corps, quel message est envoyé à une conseillère municipale, une journaliste locale ou une étudiante militante, au Mexique comme ailleurs ? La décision de Claudia Sheinbaum de porter plainte et d’appeler à criminaliser plus fermement le harcèlement sexuel rappelle une évidence démocratique : le droit n’est pas un texte, c’est un signal. Il dit aux policiers, aux procureurs, aux médias et aux citoyens qui a le droit d’être là - et d’être protégé.

Dernière image tirée des couloirs du Palais de Chaillot : cette année, les « seconds rôles » n’ont pas fait de figuration. Femmes maires, juristes de terrain, organisatrices de la société civile : non seulement elles parlent, mais elles cadrent désormais le texte. Quand la jeune étudiante soudanaise a rappelé qu’un processus de paix est autant une « chaîne d’approvisionnement » qu’un discours - des achats à l’électricité qui alimente écoles et dispensaires - personne n’a tiqué. C’était l’esprit du Forum : moins de déclarations, plus de règles durables. Et une ligne de base qui devrait cesser d’être polémique : la paix ne se fera pas « avec » les femmes ; elle se fera parce qu’elles ont, à chaque étage, le droit et les moyens de décider.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.