LA LIBERTE INFINIE
On assiste en ce début d'année à un étrange combat.
Décidés à restaurer la liberté des français le gouvernement a décrété, au lendemain des terribles meurtres de masse du 13 novembre 2015, l'état d'urgence.
Décidés à préserver les libertés, des français manifestent à travers le pays contre l'institutionnalisation de cet état d'urgence.
La liberté, disent les premiers, doit, pour qu'on en jouisse, se fonder sur la sécurité.
Les seconds répliquent que la sécurité, bien que nécessaire, lorsqu'elle est trop exigeante est liberticide.
Au centre du conflit est venue prendre place la question de la nationalité et du droit à en déchoir les français désignés dangereux pour la sécurité du pays. Ce droit s'il est inscrit dans la constitution devrait, dit le gouvernement, renforcer la sécurité.
Ainsi ne pouvons nous pas faire l'économie d'une réflexion, d'un effort de pensée pour tenter de comprendre, expliquer ce qui se dit sous ce mot de liberté. Que signifie, pour ceux qui s'en font les défenseurs, une vie libre en France? Car il s'agit bien de préserver la liberté dans la limite des frontières. Pour ce qui est de la liberté à l'extérieur du pays l'armée française intervient quand la diplomatie s'essouffle. Mais aujourd'hui la menace, qu'il faut bien appeler la menace terroriste, est à l'intérieur et a déjà frappé. Vivre libre semble alors vouloir dire : échapper à la menace des attentats.Vivre dans la crainte d'être frappé ou de voir les siens attaqués n'est pas, nous dit-on, compatible avec la liberté dont la nation s'enorgueillit. Ce n'est pas compatible parce que cela ne permet plus de vaquer paisiblement aux occupations. Travailler, étudier, se distraire, consommer, toutes les activités des habitants du pays seraient minées par la crainte angoissante de l'attentat. La liberté alors se conjugue avec la vie paisible. C'est de cette liberté que le gouvernement se veut le défenseur et pour cela il a proclamé son entrée en guerre contre cet ennemi fuyant qu'est le terrorisme. Tous les moyens nécessaires pour l'éliminer seront mis en œuvre afin de pouvoir rétablir la liberté de vivre paisiblement. Mais au-delà il faut désigner le terroriste : c'est, guidé par la main de l'étranger, le musulman radicalisé qui voudrait contraindre les français à renoncer aux traditions et aux coutumes qui sont les leurs depuis toujours.
Ainsi donc le gouvernement, en tant que forme organisée de l'Etat, prend-il en charge de permettre qu'en France puisse perdurer une vie paisible et d'assurer la pérennité des traditions. Ce qui justifie l'état d'urgence et les lois qui s'ensuivent. Parmi ces lois, centralement, celle concernant la déchéance de nationalité. Il s'agit d'extirper le mal, de le renvoyer à l'extérieur, vers les pays en guerre d'où il vient et où il a sa place. Il s'agit de bien délimiter les zones : en France et dans l'Union Européenne la paix, à l'extérieur la guerre. Et à l'extérieur l'armée française intervient quand il le faut.
A cette vision étatique de la liberté et de sa défense répond la vision de nombreux habitants du pays qui disent défendre la vraie liberté. Les mesures de sécurité, affirment-ils, que prétend instaurer le gouvernement pour assurer l'exercice de la liberté, par leur nature, suppriment cette liberté même. Ce gouvernement est alors dénoncé comme hypocrite, voire félon, qui au nom de la liberté la supprime. Le spectre de la dictature apparaît. C'est que ceux qui s'opposent aux mesures sécuritaires préconisées par le gouvernement ne conçoivent pas la liberté comme ce dernier. Ils ont de la liberté une notion plus grande, qui va au-delà de la jouissance d'une vie paisible, qui va même jusqu'à revendiquer que la satisfaction tranquille puisse être en partie sacrifiée au nom de cette liberté. La liberté, pour eux, est avant tout la liberté d'expression, d'opinions, d'association, de réunion. Et c'est précisément cette liberté que le gouvernement supprime pour rétablir le calme. Au principe de cette position se trouve l'opposition absolue à ce que les habitants de ce pays soient entravés dans leur droit d'expression. Et ce droit ils le revendiquent pour chaque individu, sans distinction, dans le respect de la diversité. Ils ne sont pas ennemis de la sécurité et de la vie paisible, bien au contraire ils considèrent que cette liberté d'opinions, d'expression est la véritable condition d'une bonne vie, d'une société pacifiée. Les mesures du gouvernement, affirment-ils, sont contre-productives, inefficaces, elles ne vont pas dans le sens de la paix mais produisent les conditions du conflit car elles jettent la suspicion sur tous et divisent les habitants du pays.
Ainsi la question de la nationalité et du droit d'en déchoir ceux qui sont désignés comme ennemis devient un emblème de la division, de la privation de liberté, de la liberté d'exprimer ses opinions. Vivant dans la crainte d'être désignés, sous la menace d'une dénonciation, chacun se verra contraint de surveiller et de censurer ses propos et ses actes. Au nom de la liberté, des habitants du pays se dressent contre la volonté inique du gouvernement.
Et cette mobilisation de l'Etat est bel et bien une volonté de s'appuyer sur les meurtres de masse, sur la douleur qu'ils ont engendrée pour réaffirmer son autorité. L'instrument privilégié de cette autorité est la police dont il accroit la puissance et qu'il dirige vers les suspects : les musulmans aux allures radicales, les quartiers où ils vivent, les associations qui les regroupent. Et, par extension, dans sa volonté d'augmenter sa puissance, le gouvernement charge la police de surveiller de près tous ceux qui ne vivent pas selon les normes de la vie paisible traditionnelle : Roms, jeunes sans emploi, réfugiés, sans-papiers, sans domicile fixe, etc. A y regarder de près, ceux qui sont ciblés sont avant tout ceux qui n'ont rien.
Telles sont donc, sommairement exposées, les deux conceptions de la liberté qui s'opposent.
Je voudrais me faire l'écho d'une troisième vision de la liberté.
Je pense que la liberté est inconditionnelle. Elle est inconditionnelle en ce sens qu'elle est infinie. Etre libre, pour quiconque en a fait l'expérience, se reconnaît au sentiment éprouvé lorsqu'on se sent capable de tout, lorsque le sentiment que rien n'est impossible vous submerge. D'où, paradoxalement, que les hommes les plus libres sont souvent ceux qui luttent contre les dictatures. Ils sont libres parce que toutes les impossibilités qui leur sont opposées ils savent qu'ils en feront des possibles. Que ce soit la liberté de l'artiste qui veut imposer son art contre l'académisme ou du savant qui lutte pour faire valoir une nouvelle théorie, tous éprouvent, revendiquent leur liberté. Ce qu'ils pensent juste ils le feront coûte que coûte car ils sont libres. Qui ne voit l'immensité du gouffre qui sépare cette liberté de celle de choisir librement l'objet de consommation ou le candidat aux prochaines élections. La liberté qui ne se conçoit que comme l'exercice d'un droit est toujours finie, elle n'est toujours, en définitive, que le droit de choisir entre des opinions ou des biens.
La véritable liberté, à mon sens, ne relève pas du choix entre des possibles mais de la décision que rien n'est impossible. Or, justement, vivre selon ce qui n'existe pas, selon une idée à venir, c'est très précisément ce qu'aujourd'hui le monde tel qu'il va condamne. Vivre sans idée est la devise du monde contemporain, c'est à dire du capitalisme triomphant. Défendre une idée, une grande idée pas une opinion, et vouloir qu'elle triomphe parce qu'elle est vraie, voilà l'interdit majeur du monde contemporain.
A cet interdit il faut opposer la vraie vie, celle dont Rimbaud disait qu'elle est absente. Il faut opposer notre décision de faire triompher, triompher durablement, l'impossible d'aujourd'hui : que l'égalité réelle de tous les hommes soit réalisée par le primat de l'intérêt commun sur l'intérêt privé. Ce dont le vieux mot de communisme a toujours été porteur.
La liberté, un poète, communiste, Paul Eluard en a fait un poème intitulé simplement « Liberté ». Il faut rappeler que cette liberté qu'il chante, dont il déploie l'infinité des occurrences, il la chante sous l'occupation allemande, résistant bien plus libre que les pétainistes résignés devant l'impossibilité de vaincre le nazisme.
Chantons la liberté et soyons sans peur. La vraie liberté n'est pas en danger si nous décidons de nous en emparer.