Ils ont de 5 à 75 ans, ils sont venus des alentours et de toute la France à l'appel du collectif Mega-scieries Non Merci : 2500 opposants à l'implantation d'une méga-scierie en Creuse, 13 000 habitants, c'est une révolution, du jamais vu dans ce département connu pour être un des moins denses de France. Leur motivation commune : empêcher l’implantation d’une méga-usine à pellets (les granulés de bois pour chauffage) par le groupe Biosyl, déjà bien connu pour ses ravages dans le Morvan. De son côté, un autre des trois gros industriels français, le groupe Farges, prévoit d’étendre son usine à Egletons.
Les motivations de ces opposants au projet sont certes écologiques (paysage, biodiversité, climat), mais avant tout économiques : plutôt que de concentrer le marché de la gestion des forêts et d’uniformiser les pratiques, soutenons et re-développons une économie locale, basée sur des PME et sur la diversité des modes de gestion des parcelles boisées. D’un côté, les coupes rases, une emprise dominante sur l’économie du bois, et une logique de ressources exploitées pour l’exportation. De l’autre, une économie locale, diversifiée, créatrice d’emplois qualifiés et adaptée aux biotopes et besoins locaux. Comme pour les ZAC ou le e-commerce transnational face au petit commerce de proximité, comme pour l’industrialisation chimique du productivisme agricole face à la paysannerie, comme pour la santé ou l’éducation, le bois et la gestion des forêts attirent les grands groupes capitalistes au détriment d’économies et de socialités locales.

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Un "circuit court" qui rase tout sur des centaines de km
Biosyl se présente comme « un acteur industriel de l’économie circulaire intervenant en circuit court ». Joli masque de la transition écologique, derrière lequel se cache une autre réalité, d’autres pratiques : on rase dans un rayon de 300km s’il le faut pour atteindre les objectifs subventionnés, on consomme une énorme quantité d’électricité et d’eau, on rejette du carbone, et on exporte les sacs de pellets, loin de leur site de production. On voit mal en quoi c’est « circulaire » (la scie?) et où est le circuit court.
Biosyl, outre une seconde usine ouverte en 2022 en Haute Loire. a son siège social dans la Nièvre (à 230 km de Guéret, pas très local…). Dans le Morvan, Biosyl a coupé tout ce qui pousse : des jeunes feuillus qui auraient pu fournir quelques années plus tard du bois noble de menuiserie, aux chênes centenaires. Le plan est le même pour le Limousin. La Préfecture soutient, l’Agglo aussi, 650 000 euros de subventions, et 5 millions de l'Etat et de la Région. De l’argent public pour un service public ? Essayons de comprendre les enjeux socio-économiques de tels projets inutiles et imposés : les autorisations sont désormais simplifiées, plus besoin de consultations publiques, d’études d’impact ni même de vote des élus, une signature préfectorale suffit.
Soyons honnêtes, une bonne partie de la forêt limousine a été plantée il y aune cinquantaine d’années. Au début du 20e siècle, l’essentiel du paysage était constitué de prairies, la forêt ne couvrait que 6 % du territoire1, contre 60 % aujourd’hui. Entre temps, dans les années 1950, l’État via le Fonds Forestier National a lancé son plan d’industrialisation et a planté Epicea et Douglas. Le paysage contemporain du Limousin est bien marqué par ces étendues d’arbres bien alignés, souvent en monoculture, devenus mâtures après une cinquantaine d’années de pousse.
Pour autant, nous sommes en 2024, le contexte économique, industriel et écologique a fortement changé depuis les années 1950. Devons-nous poursuivre sur la lancée productiviste des politiques industrielles nationales d’exploitation du bois ?
L'industrie du pellet : réduire le bois à une ressource pour une production exportée
Retour sur Biosyl et ses usines à pellets dont il compte produire 85 000T par an. Fin 2023, 1,8 million de foyers français seraient équipés d’un poêle à granulés. Sur une année, il faut à chacun de ces foyers 2 à 5 tonnes de pellets, à raison d’un coût – qui augmente chaque année ! - de 350 euros environ par tonne. Côté production, elle est passée de 2 millions de tonnes en 2022 à 2,3 MT en 2023 et un objectif de 3 MT en 2024. Mais, de l’avis même des professionnels de cette nouvelle filière, "la demande de granulé ne connaît pas la croissance attendue "2. On produit plus pour exporter plus, donc.
Sur le fond, se chauffer au bois est une évidence pour les foyers situés sur des territoires riches en forêts. Pas de problème sur le circuit court. Pour cela, des scieries assuraient la transformation du bois entre le bûcheronnage raisonné (un Plan simple de gestion -PSG - est obligatoire pour les forêts de plus de 20ha) et son usage pour la construction et la menuiserie ou pour le chauffage. En France, une centaine de scieries déposent le bilan chaque année. En face, quelques grands groupes se développent et gagnent des parts de marché. Comme pour l’audiovisuel ou le e-commerce, le marché du bois se concentre autour d’un oligopole de quelques acteurs puissants. C’est un marché mondialisé : la Chine, l’Asie et le Moyen Orient importent le bois des grandes régions forestières situées en Russie, en Amérique ou en Europe. L’exploitation des forêts et du bois est réglementée, mais ce cadre juridique est très souvent violé ; l’Office National des Forêts, en charge de la surveillance de ces activités pour la forêt publique (25 % du volume des forêts, environ), a vu ses effectifs divisés par deux (environ 15 000 salariés dans les années 1990 à 8 000 en 2023) et ses conditions de travail devenir insupportables au point que 38 employés de l’ONF se sont suicidés depuis 2005.
Du côté des forêts privées, c’est la jungle. Au fil des héritages et successions, le nombre de petites parcelles augmente. Parallèlement, de grands propriétaires privés capitalisent sur la forêt, qu’ils considèrent comme un « placement », une « ressource » créatrice de valeur pour demain. Les boites comme Biosyl, ce sont des armées de commerciaux qui démarchent ces propriétaires privés, parfois agressivement, avec le discours du capitalisme vert : « vos parcelles vont crever ou vous encombrent, vendez tant qu’il est temps, et en plus, c’est pour de l’écologie »…
Une industrialisation promue par l'Etat au dépens des territoires
Au début de l’industrialisation de leur production, les pellets étaient présentés comme une solution à la gestion des « déchets » issues des coupes raisonnées et gérées, dont les souches. Pour des raisons de rentabilité des actionnaires des usines de production de pellets, atteindre le volume de production financièrement « optimal », voire le dépasser, devient désormais prioritaire. Dès lors, les souches ne suffisent pas. Il faut alors des coupes rases (on désertifie le sol) pour alimenter l’usine et faire tourner la machine capitaliste. Dans ce processus, qui s’observe dans la plupart des secteurs de production, l’intérêt financier des propriétaires de quelques groupes industriels devient l’objectif exclusif. Après une coupe rase, le sol met dix ans à se régénérer. Les engrais et pesticides deviennent nécessaires à toute nouvelle plantation de jeunes pieds de résineux (subventionnés ou fournis gratuitement par l’industrie et l’État). Chaque année, la forêt limousine se réduit de l'équivalent de 200 000 m3 (1M m3 sont produits, 1,2M m3 sont consommés). Si s'ajoutent les coupes rases d'entreprises comme Biosyl, le Limousin redeviendra bientôt couvert de pâtures.
Le contexte actuel de la gestion de la forêt, c’est donc du bois considéré exclusivement comme une ressource, un cadre réglementaire qui nie, notamment par lobbying, les quelques règles protectrices de zones d’intérêt et de l’environnement, une délégation aux préfectures de la gestion administrative, des sous-traitants de bûcheronnage ou leur intégration dans des grands groupes nationaux et internationaux, des machines monstrueuses automatisées, et un marché, mondial, pour écouler une production standardisée. Et tant qu’à faire, vu qu’on se vante de créer tout de même quelques emplois (en absolu, ça en détruit), on demande des aides publiques, ça peut pas faire de mal de minimiser les coûts. Résultat : des projets capitalistiques dopés à l’argent public, qui créent quelques « bullshit jobs » (une trentaine annoncés par Biosyl Guérêt en manutention et pilotage informatique de la production) mais en détruisent des centaines dans le tissu économique local lié à la forêt.
Bilan public du bazar :
- un monolithe économique : le pellet, et rien d’autre. Broyer du feuillu, jeune ou ancien, c’est raréfier le bois noble de construction ou le condamner avant maturité, donc détruire les emplois des scieries locales, beaucoup plus souples et en vrai circuits courts,
- un carnage écologique : disparition de la faune et de la flore (finies les cueillettes de champignons !) qui ont besoin d’une diversité d’espèces et de sols riches, le tarissement des sources (le plateau de Millevaches, c’est le plateau des mille sources!) du fait de la diminution du drainage forestier, marginalisation de pratiques raisonnées de gestion de la forêt
Enfin, le Limousin développe par ailleurs son économie du tourisme, en s’appuyant notamment sur ses paysages, dont ses forêts. Pour qui a déjà vu une coupe rase, on est loin des cartes postales verdoyantes où des ruisseaux et rivières serpentent parmi les massifs forestiers. Dans le bois comme dans tous les autres secteurs, le choix est simple : désertifier (économiquement, écologiquement, socialement) pour quelques groupes capitalistes dopés à l’argent public, ou revivifier des tissus locaux d’acteurs diversifiés, dont les pratiques reposent sur une histoire, des traditions, mais s’adaptent aux enjeux socio-économiques contemporains.
1Source : Montagne limousine. Forêts désenchantées, Z n° 15, 2022, 190 p.
2Source : Propellet, Association nationale des professionnels du chauffage au granulé de bois. https://www.propellet.fr/chiffres-cles-de-la-filiere/