Comme dans le monde entier, les marchés français du cinéma et de l’audiovisuel ont été bouleversés par l’arrivée d’industriels américains et leurs plateformes de streaming video depuis une dizaine d’années. L’enjeu central était (et reste en partie) le suivant : comment intégrer dans notre économie des acteurs transnationaux dont les principes et modalités d’action diffèrent, voire s’opposent à des choix politiques et économiques souverains ?
Ces choix remontent à l’après seconde guerre mondiale, lorsque le gouvernement français a négocié avec les Etats-Unis pour exclure la culture du Plan Marshall et de l’ouverture des marchés.
Cette exception culturelle a depuis permis de développer à la fois une économie de la culture singulière et des acteurs capables d’exporter nos productions à l’étranger. Le principe fondamental de cette économie de la culture à la Française est le suivant : pour combiner grands groupes puissants (notamment les distributeurs, publics et privés) et acteurs indépendants (petits par le volume d’activité ou financièrement indépendants de ces grands groupes), nous avons instauré pour tous (distributeurs, diffuseurs) un ensemble de taxes et contributions mises en commun pour soutenir les productions nationales ou majoritairement nationales.
Pour le cinéma, une structure spécifique a été créée à cet effet, le CNC, qui à la fois fait la loi (en lien avec le ministre) et veille à son application. Autonome financièrement, le CNC collecte ces taxes et les redistribue aux professionnels.
Dès 2018, les plateformes nord-américaines ont été contraintes (par l’Europe sur le principe et par la France selon des modalités propres) de jouer le jeu, de contribuer elles-aussi au financement de productions cinéma et audiovisuelles sans bénéficier d’une exclusivité systématique de diffusion. Ces principes, a priori inconcevables pour ces groupes transnationaux qui rêvent au contraire d’une harmonie globale (à leurs avantages, bien entendu), ils ont été contraints de les accepter.
Ce fut une condition de leur activité sur le marché français. Tout est perfectible, des tensions demeurent dans les économies du cinéma et de l’audiovisuel, mais globalement, les dynamiques transnationales portées par Netflix, Amazon, Apple ou Disney ont dû intégrer nos choix politiques nationaux et nos principes.
Et pourquoi ne pas imaginer un processus similaire pour l’agriculture et ses productions ?
Qu’est-ce que cela implique ? Tout d’abord, définir une exception culturelle agricole. Que voulons-nous ? La priorité est-elle notre souveraineté alimentaire ? Tendre vers des produits de qualité non-nocifs pour la santé des paysans comme des consommateurs ? Soutenir encore davantage des groupes industriels internationaux de l’agro-industrie, de la chimie, de la distribution ? Privilégier un marché mondial du moins-disant ?
Deux phénomènes rendent aujourd'hui intenable notre modèle agricole français : des productions intensives nécessitant la concentration d'immenses surfaces aux mains de quelques-uns (les "Gafam de l'agrico-techno-chimie") et la concurrence déloyale de producteurs étrangers non-soumis aux mêmes règles que les producteurs français mais bienvenus sur nos étals et usines. Intenable, car cela nous pousse à produire de la merde tout en exploitant les travailleurs agricoles. C'est le capitalisme néo-libéral qui tue les paysans comme les consommateurs.
Partons au contraire du principe que nous définissions notre exception française par l’articulation de productions diversifiées (le bio, le raisonné, le conventionnel, etc.), correctement rémunérées, et de capacités d’exportation de ces productions. Comme pour le cinéma.
Alors, comment permettre cela ? Que doit être le Centre National de l’Agriculture et de la Paysannerie ? Comme pour les plateformes et les diffuseurs audiovisuels, une telle instance indépendante pourrait collecter une ensemble de taxes, disons de contributions, auxquelles seraient soumises toutes les entreprises actives sur le marché français : producteurs et transformeurs étrangers, mais aussi distributeurs, selon des principes et niveaux variables au regard de leur écart par rapport à notre modèle national.
Ces fonds collectés seraient ensuite redistribués aux producteurs, voire distributeurs français, dans le souci de garantir une diversité des produits, modes de production et modalités de distribution. Sur l’exemple du CNC, la gestion de ce « CNAP » serait collégiale, mêlant représentants de l’État et des professionnels (pas seulement la FNSEA et Auchan, bien entendu…).
Une telle organisation, sous réserve qu’elle ne serve que d’alibi à un gouvernement ou à des lobbies pour imposer leur propre stratégie, permettrait donc à la fois de défendre et renforcer un modèle français, une « exception culturelle », et de rester ouvert aux marchés internationaux. Si la France ne peut fermer ses frontières, elle peut cependant définir les conditions d’accès à son marché, notamment par des taxes.
Cela implique de renégocier les conditions d’accords européens de libre échange et les traités internationaux (voire en sortir). Le risque qu’en retour des marchés étrangers se ferment aux productions françaises apparaît minime si nous faisons le choix d’une production de qualité, qui rémunère justement tous les producteurs, contre une production intensive mondialisée, uniforme et socialement dégradante.
Le cinéma français se porte bien, tant en France qu’à l’étranger, tant économiquement qu’en termes de reconnaissances dans les festivals. Et si on s’inspirait de ce modèle pour une exceptionnelle agri-culture française ?