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Billet de blog 10 novembre 2022

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A contre courant...

La fuite, l'espoir, une nouvelle vie....Un naufrage !!

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Le froid. La peur. Le compte à rebours. Tic tac, tic tac.....

Plus aucune notion de temps. Dix heures ? Vingt ? Combien de gouttes d'eau parcimonieusement avalées ? Combien de biscuits pâteux ingurgités ? La besace est pratiquement vide, la vivacité à zéro, l'espoir en voie de disparition. Quand je repense à mes petits coups de mou, mes instants de solitude, mes questionnements métaphysiques... Je pars en biberine, je me lâche, je hurle, et personne pour m'entendre...

Et les autres ? Je me lève. Pas un en vue. Pas un en vie....L'horreur !! Le plancher tangue sous mes pieds, je m'affale de tout mon poids. Alors, rester assis, et attendre. Même plus espérer...

Depuis le départ on a tout fait pour éviter les patrouilleurs, les radars, et là, sur mes deux mètres carrés de plancher, je rêve de voir passer un hélico, de raser un cargo, au mieux de me retrouver mis en joue par la police des frontières. Mais je veux voir quelqu'un. Je ne veux pas crever. Seul, lentement...Toucher le fond !!

Je dois positiver :  La phrase magique, la phrase répétée, le leitmotiv pour continuer à avancer, me battre, protéger ma famille. Je sais qu'ils sont à l'abri, de l'autre coté de la frontière. Intouchables. Bon dieu que j'ai pris la bonne décision. Partir seul, préparer le terrain, les accueillir plus tard, échafauder une nouvelle vie. Au prix des pleurs et de la séparation. Une déchirure pour ces petits bouts de choux. Des regards d'incompréhension, piquants, même une fois tourné les talons. Et le baiser confiant de Sonia, qui va se métamorphoser en baiser d'adieu... Une minute, et tout a pris l'eau.

J'étais dans le viseur. Pas facile de demeurer serein ; difficile de se terrer indéfiniment. La fuite. Quitter ce pays, cette société de plus en plus policée. La nouvelle inquisition. Sans cesse épiés, montrés du doigt. le monde évoluait. Les gens comme moi, nous étions devenus les méchants. L'emploi s’étiolait, le pouvoir d'achat partait en miettes, les inégalités s'amplifiaient : Notre faute ! 

L'opinion nous tenait pour responsables de tous les malheurs du pays, d'aucuns nous disaient protégés, hors sanctions, hors la loi. Une presse partiale nous accusait de ruiner l'état, brandissait l’étendard de la honte, de la déliquescence des valeurs humaines : Notre faute !! Rien que ça...

Et alors, qui faisait tourner la machine, qui mouillait la chemise pour trouver de l'argent sans le moindre scrupule ? Nous. Nous et nos combines, nos réseaux, nos relations. Des décennies que les politiques fonctionnaient dans le circuit, trop contents de se pavaner sur les affiches électorales, de profiter des bénéfices de nos magouilles.

A croire que les temps changeaient. Les gauchistes s’installaient à l'Assemblée Nationale, les écolos sermonnaient à tout va, les fachos se la jouaient purs et honnêtes. Bref, la transparence se faufilait et commençait à perturber le petit marigot politique en place. L'époque était électrique. Les fusibles devaient sauter. Beaucoup ont pété les plombs. Mes amis se sont mués en ennemis. Dangereux. Prêts à tout....Alors oui, j'ai eu peur. Je connais trop bien leurs méthodes, leur capacité de pression, et plus si nécessaire. Finie l'immunité, place à l'inimitié. Partir, vite !!

La mer. Meilleur moyen de filer en douce. Tout serait prêt dans les vingt quatre heures. Une journée pour tout mettre en ordre : Déposer ma famille à l'aéroport, préparer le maximum de cash, nourrir la déchiqueteuse de tous les documents désormais caducs, quelques signatures chez l'avocat. Une dernière bière à La Rotonde. Puis se volatiliser....

Vingt trois heures pétantes, le bateau quittait le port. Inimaginable il y a peu, je me carapatais comme un voleur. La roue qui tourne, mais je ne partais pas les mains vides. Plutôt les poches pleines, de quoi voir venir. Là bas, au soleil, de nouvelles affaires....De nouveaux défis... Cap sur Les Bahamas pour repartir du bon pied...

Un quart d'heure et tout était plié. Le yacht à deux millions pièce s'est enfoncé, sans raison, juste un gros craquement !! Plus qu'un morceau de banquette flottant au bord du vortex. Et ma survie qui s'amenuise au rythme des fissures grignotant mon radeau de polyester. Et l'obscurité qui m'enveloppe ; garder les idées claires... Maintenir la tête hors de l'eau.

Un noyé en sursis. Un petit homme qui va retourner d'où il vient. Un bref passage sur la planète avec ses bonnes ou mauvaises actions, ses désirs dérisoires, ses mensonges, sa gloriole ;  juste le temps de perdre son innocence.... Même le vent me souffle de lâcher prise, de plus en plus violent, de plus en plus mordant.

Quarante ans qui défilent, j'y suis, la mort imminente, les doigts qui se détendent, les cellules grises qui s'éparpillent dans tous les sens. Je vais couler. Les images se superposent, se confondent. Sonia, les enfants, des plages de sables, désertes, des zodiacs surchargés de gens terrifiés, des vagues hurlantes, des liasses de billets, et encore ces gens, entassés, désespérés, tous ces naufragés lointains, à qui je ne prêtais aucune attention. Ces familles qui fuyaient leur pays, juste pour survivre. Les migrants. Ces fameux migrants, dont je me foutais royalement, du moment que ça n'altérait pas le business. Des hommes, des femmes, des enfants....

Ils sont là. Tous autour de moi, leurs bras gesticulant, leurs torses bondissant hors des flots, tels des ressorts, le regard accusateur !!! Tu nous as laissés, tu as détourné les yeux, tu es responsable, tu es le système qui nous condamne, tu es le mal, tu es.....

J'ai du perdre connaissance, une claque salée me fouette le visage. Trop tard pour l'examen de conscience, trop tard pour le bien ou le mal, trop tard pour la honte. Mes mains viennent de lâcher prise, mes oreilles se bouchent, je sombre....Trop tard !!

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