Jean Pierre était un inquiet. Un homme moderne, mais inquiet. L’heure affiché sur le combiné -téléphone -répondeur-réveil
le rassura dès le premier coup d’œil. Il ne s’était pas réveillé en retard. Par précaution, comme chaque matin, il vérifia
que le combiné télé-DVD- réveil affichait les mêmes chiffres.
Il saisit la télécommande accrochée au mur et une douce lumière tamisée nimba la pièce. Il pressa le bouton de la mini chaine
intégrée en tête de lit, libérant une suave musique classique. Enfin, il posa un léger baiser sur la joue de Béatrice, son épouse,
et se propulsa en position verticale. Ses deux pieds se logèrent automatiquement dans les deux pantoufles prédisposées la
veille. Il étendit le bras et sa robe de chambre passa du valet en bakélite noire sur ses épaules, tel un oiseau parfaitement apprivoisé.
Il fila à la salle de bain non sans s’assurer d’un regard vers la cuisine, que la cafetière avait bien respecté la programmation.
Le jet de la douche, mitigeur position trois, finit de le réveiller
La balance lui indiqua de la même voix synthétique, le même poids que la veille.
La brosse à dent électrique prit la suite du sèche cheveux sans fil au creux de sa main
Il sortit sans omettre d’enclencher les sèches serviettes minute. Béatrice ne prendrait pas possession des lieux avant un bon quart d’heure.
De retour dans la chambre, Jean Pierre remonta le volet électrique ; Béatrice ouvrit un œil.
« Bonjour ma chérie, bien dormi ?
-Hum
-Le café est prêt, tu viens ?
-Hum, hum »
Béatrice pénétra dans la cuisine au moment même où les deux tartines de pain de mie s’éjectaient du grill pain avec réchauffe beurre incorporé
Dans une symétrie implacable, Jean Pierre et Béatrice se plongèrent dans la dégustation de leur petit déjeuner, non sans avoir contrôlé la température ambiante au thermomètre mural. Jamais plus de vingt degrés, l’idéal étant dix neuf et demi.
Béatrice rejoignit la salle de bain tandis que Jean Pierre restituait à la pièce son allure de cuisine d’exposition. Il termina,
comme chaque matin, par un petit tour de ramasse miettes sur la table et enclencha le lave vaisselle : Petit programme-heures creuses.
Comme chaque Lundi, Jean Pierre fila dans le living. Muni de la liste établie ce weekend, il programma la boite magique pour les cinq jours à venir.
L’investissement professionnel et les horaires élastiques ne devaient pas être une entrave à la culture et, chaque fin de semaine, Jean Pierre et Béatrice décortiquaient Télérama. Il en résultait une suite de chiffres correspondant aux émissions à ne rater sous aucun prétexte.
La box, merveilleuse invention de la décennie s’occupait du reste. Jean Pierre reposa la télécommande dans son emplacement dédié au sein du meuble télé, actionna les volets en position persiennes et fila dans son bureau.
D’un coup d’œil averti, il s’assura que les trois pendules étaient bien à l’heure-Tokyo-New york-Paris- Il interrogea son répondeur à reconnaissance vocale. La nuit avait été calme, aucun message ne se fit entendre. Même les milieux de la finance avaient respecté la pause dominicale.
Il passa le quart d’heure suivant devant l’écran de son PC, vérifiant que tout allait pour le mieux. La magnifique courbe de
croissance étouffa son angoisse latente, matinale et quotidienne.
Jean Pierre était un inquiet.
Peut être avait il peur de tout car il avait tout ; comme ceux qui n’ont rien n’ont peur de rien.
Travail, logement, épouse, vacances. Il était fier de sa réussite, persuadé que son contrôle, son anticipation (plutôt son appréhension) des événements étaient les garanties de sa vie sans accrocs.
Plus que cinq minutes. Chaque objet prit naturellement sa place dans l’attaché case pur cuir (cadeau de Béatrice). Même son
PC portable extra plat pouvait s’y loger . Seul son téléphone portable restait dans sa pochette, accroché à son maitre depuis le
lever jusqu’au coucher. Son jumeau ne quittait pas non plus Béatrice, ce qui leur permettait de pouvoir rester en contact
vingt quatre heures sur vingt quatre, au cas où une entorse au programme établi surgirait ce qui, heureusement, était rare.
Jean Pierre verrouilla le code de son attaché case, précaution superflue pour certains, geste banal de prudence pour lui.
Il enfila sa gabardine, traversa le dressing pour embrasser sa tendre moitié, referma la porte d’entrée à triple tour et descendit
au parking par l’escalier. Un peu de sport n’a jamais fait de mal ; en fait, il trouvait l’ascenseur trop long et trop vétuste, une antiquité !!
Sitôt parvenu en sous sol, il palpa le petit boitier noir accroché à ses clés et sa rutilante Lancia lui répondit d’un éclair de clignotants au fin fond de cet horrible espace désert et sombre. Il traversait toujours ce lieu avec une certaine méfiance, bien qu’il ne fût pas dans une série américaine. De plus il se savait couvert par le système électronique de sécurité des accès. Sait-on jamais ??
Jean Pierre fit le tour de son automobile à l’affut d’une éraflure. Apaisé, il se cala dans le siège baquet en cuir blanc et boucla sa ceinture.
Les chevaux rugirent au premier tour de clé et le bolide, dix kilomètres heure maximum, se dirigea vers la sortie.
Le petit bijou italien plongea dans la lumière du jour à 7 heures 18 précises.
A 7 heures 52, Jean Pierre immobilisa son véhicule à la place 13 d’un souterrain de la Défense. Il avait choisit ce numéro non
par superstition mais pour sa situation géographique, juste sous un néon, laissant ainsi sa voiture baignée d’une magnifique
lumière blanche rassurante. La porte de l’ascenseur se referma et, dix secondes plus tard, à 7 heures 56, Jean Pierre franchit le hall de la compagnie à laquelle il allait inconditionnellement consacrer les douze prochaines heures de la journée.
Sitôt après le coup de fil, preuve que Jean-Pierre était bien arrivé, Béatrice retourna à la salle de bain vérifier une dernière fois la
fermeture des robinets, l’extinction du sèche serviette et son maquillage. Elle finit de s’habiller en prenant son temps, sereine
Le programme de la journée s’avérait relativement léger. Avec délectation Béatrice huma l’air frais du matin. Intensément, tirant son panier Hermès (cadeau de Jean Pierre). Elle adorait ce jour de marché paysan qui animait et colorait la rue une fois par semaine. (Oh, une vraie rue de village si on ne regardait pas les tours, autour...)
Pour rien au monde elle n’aurait raté cette occasion hebdomadaire de sortir des sentiers battus, en l’occurrence des allées de l’hypermarché voisin. Un sentiment de liberté et de bonne santé. Une respiration salutaire dans ce monde moderne. Elle rentra juste chez elle pour accueillir Maryline, la jeune femme qui lui faisait le ménage et savait si bien accommoder les légumes frais. Elle officiait ainsi tous les jours de la semaine de dix heures à seize heures avec un petit extra le samedi, en cas de réception d'amis ou de clients de Jean Pierre.
Une fois les consignes et les taches prioritaires transmises, changement de tenue.
Béatrice s’installa au volant de sa mini-Cooper noire qui faisait merveilleusement ressortir son nouveau jogging rose pale à vous couper le souffle. Pourtant, du souffle, il allait lui en falloir. Direction la salle de sport située dans le seizième (quand on veut la qualité). Elle retrouvait là, trois fois par semaine, ses trois meilleures amies, Caroline, Marie-Clothilde (enfin Marie Clo) et Bernadette.
Bernadette d’ailleurs dont le mari, Jean-Paul, était un ami d’enfance de Jean Pierre.
Comme on disait, les deux JP, ils font la paire. Elle avait connu Caroline à l’école d’infirmière puis elles avaient exercé à l’hôpital Ambroise paré durant un an.
Caroline avait épousé son chef de service de l’époque. Trois mois plus tard, Béatrice se mariait avec Jean Pierre, arrivé dans son
service pour un mauvais ulcère. Marie Clo, la célibataire du groupe, bossait dans la mode (vaste domaine). Elle était assistante
du jeune créateur des robes nuptiales et elles avaient sympathisé lors de nombreux essayages. Depuis, elles ne se quittaient
plus.
Après moult souffrances, hélas bien nécessaires si on ne voulait pas dépérir avant l’heure, elles s’installèrent comme toujours, tout au fond du salon de thé mitoyen de leur salle de torture. Salade et thé vert.
T’es vert !! Jean pierre leva les yeux de son écran. Francis le scrutait, penché sur son bureau.
« Allez vieux, il est treize heures, viens casser la croute sinon c’est la syncope dans l’heure qui suit. T’as vraiment une sale tête. Attention au surmenage.
-Ok, ok, c’est parti. »
Jean Pierre rangea minutieusement ses ustensiles, mit son écran en veille, mot de passe verrouillé et suivit Francis.
Direction rez de chaussée, le self de la boite. Possibilité de déjeuner en moins de vingt minutes. Menu correct, sans
originalité. Fonctionnel. Parfait pour ne pas perdre de temps. L’époque, la concurrence, la crise exigeaient d’être performant.
Pour Jean Pierre, chaque heure passée au service de son entreprise se devait d’être productive et source d’efficacité maximum
Jean Pierre ne prenait jamais de café et remontait sitôt son repas terminé.
Ergonomiquement installé, Jean Pierre repartit de plus belle avec ses chiffres, ses courbes et autres prévisionnels, espérant
faire mieux qu’hier et moins bien que demain, dans ces années troubles et ma foi, inquiétantes ; à juste titre.
Béatrice lui reprochait parfois cette peur diffuse, mais lui ne se considérait pas comme un poltron. Simplement réaliste et
prudent.
« Prudence, d’accord !! » Les quatre amies se quittaient et Marie Clo filait directement finir une collection du coté de Deauville.
Elle reprenait la route immédiatement. L’après midi avait été fructueuse. Chacune avait trouvé, une un petit haut sympa, l'autre
un nouveau manteau pour l’hiver qui s’annonçait rigoureux. Béatrice elle, avait déniché une robe de soirée assez originale.
Ce soir, c’était l’anniversaire de sa rencontre avec Jean Pierre. Elle avait hésité de peur qu’elle ne soit trop décolletée pour lui, mais après tout, vu qu’ils allaient fêter ça en tête à tête, à la maison...Il ne s’inquièterait pas que ce coté olé olé fasse jaser. Il en serait même émoustillé. Ce qui ne serait pas pour déplaire...Enfin...
A dix huit heures tapantes Béatrice franchit le seuil de son home sweet-home.
Son premier geste fut de déprogrammer le chauffage mode nuit. Dans trois heures, Jean Pierre arriverait. Elle fila à la cuisine
et souleva le couvercle de la cocotte.
Comme à l’accoutumée, Maryline avait encore fait des prouesses.
Un bain de trois quarts d’heure finit de la détendre. Eh oui, les journées de shopping sont finalement harassantes. Piétinements,
chaleur, foule, musique trop forte dans certains magasins populaires mais où on fait parfois de bonnes affaires. Bref une
journée bien remplie.
Elle fit le tour de la table dressée par Maryline, suivant ses recommandations.
Tout y était. Cette Maryline, presque une perle. Très rare à notre époque de dénicher des personnes efficaces et de plus, discrètes. Même Jean Pierre lui accordait toute confiance... Même Jean Pierre...
Sept ans maintenant qu’ils s’étaient rencontrés, enfin vraiment rencontrés, concrètement parlant ; qu’elle lui avait sauté dessus et embrassé longuement sans lui laisser le temps de respirer. Puis elle l’avait regardé dans les yeux :
« Tu as peur ou quoi ?? » Se souvenait-il que c’était aujourd’hui, ce soir ?
Seul bémol, pas d’enfants. Mais bon, actuellement, un enfant, il faut être sûr l’un de l’autre, sûr de pouvoir lui assurer un avenir, et puis ça peut tout bousiller....Physiquement, aussi.
L’heure d’arrivée de Jean Pierre approchait.
Béatrice passa la robe achetée l’après midi, hésita longuement entre deux colliers, puis un petit nuage de vaporisateur plus tard,
elle alluma les sept bougies de la table.
Jean Pierre n’allait pas tarder.
Elle sortit sur la terrasse. Du huitième étage, ils profitaient d’une vue splendide. La nuit leurs offrait une multitude de points lumineux dans l’immensité noire. Du vrai design. Des noirs dignes de Soulages s’extasiait chaque fois Marie Clo.
L’horloge lui indiqua 20H30. L’heure de rentrer.
Allez, c’est l’heure de rentrer. Jean Pierre coupa l’ordinateur, verrouilla tous les tiroirs du bureau, passa le plat de la main pour balayer toute les poussières déposées sur son sous main. Comme chaque soir.
Comme chaque soir, il fut le dernier à quitter la boite. Malgré tous ses efforts, la journée n’avait pas été terrible terrible.
Arrivé sur le seuil de son logis, Jean Pierre n’eut pas le temps d’introduire ses clés. La porte s’ouvrit, dévoilant Béatrice, radieuse.
Un baiser furtif et Jean Pierre pénétra dans l’appartement. Son regard survola la table décorée. Béatrice lui posa les deux mains sur les épaules :
« Sept ans mon chéri, sept ans ce soir !! »
Jean Pierre qui pourtant pensait à tout, avait oublié. Le boulot, les soucis, le rythme sans cesse répété, jour après jour.
« Quel idiot je fais...Deux minutes, je vais me changer »
Jean Pierre fila au dressing, s’immobilisa un moment devant la glace. Encore une journée bien réglée.
Jean Pierre refit son nœud de cravate et passa dans la chambre.
Il ouvrit la fenêtre, s’appuya à la rambarde du petit balcon puis, serein, l’enjamba...