Midi. Le casse tête pour éviter le casse croute. Sempiternelle question, récurrente. Amplifiée dès lors que je suis seule.
Cinq jours qu'il est parti. Une mission, une de plus. Et la mienne de mission, trouver l'idée géniale du repas solitaire, traditionnelle coupure de la journée, de mes journées monotones et mélancoliques.
Dix ans que ça dure. Dix ans que je suis dans le flou. Que je ne comprends toujours pas qu'à l'heure d'internet, il soit judicieux de partir à des milliers de kilomètres pour son job : Consultant ? Chef de projet ? Petit pion itinérant ? Pas tout capté. Cette fois c'est dix jours à l'étranger. Bref, constamment en vadrouille, trop à mon gout...
D'autant que sa présence à la maison se résume majoritairement à des séjours dans son bureau, devant son écran. Et moi, devant le mien, plat, immense, hypnotisant. Une vie de couple paisible, certainement, vu de l'extérieur...
Et non, pas d'enfant. Pas le temps, pas l'envie (lui) ; un projet reporté, d'année en année, un manque (moi).
Pas de boulot non plus. Monsieur gagne bien sa vie, il me le répète assez souvent, alors aller trimer pour un salaire de misère, pas d'actualité. Attention je m'occupe, je lis, j'écoute de la musique, de la grande, et aussi je tricote, je peins, je sculpte le bois...et je bois ! La chambre d'amis ressemble à une boutique d'artisanat et le cellier n'est qu'une immense cave à vin. Morne parcours, une jeunesse qui s'éloigne, irrémédiablement. Une jeunesse qui s'effiloche ; toutes joies, tous désirs, tout avenir s'envolant au vent de la vie. Pas de tourbillons, non, une banale brise automnale, grise et lancinante...Juste l'excuse de me dire que je l'aime...Et d'y croire. Réflexe d'amour propre, ne pas reconnaître ma désastreuse faiblesse...
De la jeunesse, me restent quelques amies, petites bouffées d'oxygène. Histoire de ne pas toucher le fond. Sorties entre filles, expos, randos, restos. Sollicitude et écoute pour la pauvre, pas célibataire, pas veuve, non, bêtement mariée avec un rustre, simplement seule.
Bon, c'est pas tout ça, mais revenons au sujet : Le repas de ce jour !! En premier lieu, et pour m'ouvrir appétit et réflexion, je choisis un petit domaine d'En Ségur blanc, IGP Gaillac recommandé par un ami du Tarn à qui je fais entièrement confiance. Une valeur sûre ! Poète de surcroît !!
A peine le temps de tremper les lèvres, téléphone !!! C'est Michèle....Michèle les bons plans, Michèle la fidèle. Celle qui comprend vite, qui trouve les combines et me tient bien souvent à bout de bras. Bras dessus bras dessous pour aller à une fête, un vernissage, même en boite !! Peur de rien pour réveiller le piètre enthousiasme qui émane souvent de ma triste personne. Toujours à se remémorer les souvenirs, les bons ou les mauvais, les bêtises, les rendez vous, les garçons (notamment ceux que j'aurais du suivre à l'époque). Michèle, un phare, une bouée...
Trois verres de blanc passés, je raccroche. Quelle bavarde, mais quand on a une vie remplie, vingt minutes ne sont jamais de trop. Et puis l'idée du jour est bien sympathique :
"Madame Butterfly" en direct du Metropolitan Opéra de New York. Sans se ruiner et à coté de la maison. Le MET en grand écran, son Dolby Surround et tutti quanti au cinéma de la ville. Ce soir 19 heures. Ça tombe bien, je n'avais rien de prévu... Tiens donc !!
Les haricots verts ingurgités, le journal télévisé (mal) digéré, le café terminé, l'heure de la sieste, encouragée par la bouteille du sud ouest, vide de toute goutte superflue....Seul impératif, attendre la soirée bercée par un petit son de violoncelle...
Huit heures là bas, peut être appellera-t-il ?
Mon portable, imperturbable, m'a laissée dormir jusqu'à dix sept heures. Ça ne sera pas pour aujourd'hui. Trop de boulot sans doute, trop de chiffres....Trop d'indifférence, sûrement.
Pomponnée, étonnée d'encore rentrer dans ma robe de soirée favorite, maquillée et enthousiaste (comme quoi), j'attends Michèle devant le cinéma. Il est 18 heures 40. Pas mal de monde s'est déplacé pour cette soirée. Pas autant que pour une finale de foot, mais le monde ne va pas changer d'un coup de baguette magique ou de chef d'orchestre. Changera-t-il d'ailleurs ? Les jeux du cirque ont de tous temps contribué à la paix sociale. Si mon mari m'entendais !! Mais bon, il ne m'entends jamais...A peine s'il me voit ! L'arrivée de mon amie coupe court à ma séance de lamentation intérieure.
Calées dans les confortables fauteuils rouges, on s'y croirait presque. Michèle me prend la main et m'adresse un sourire tendre et amical. Certains gestes remplacent aisément les mots ; certains petits gestes, vrais, sincères, humains. Les lumières de la salle se tamisent peu à peu, le rideau s'ouvre et, magie, nous nous retrouvons parmi les spectateurs américains qui de l'autre coté de l'océan, viennent assister à la même représentation que nous. Il est 13 heures chez eux. Je me demande s'ils ont déjà mangé, juste pris un brunch, ou s'ils iront déambuler dans l'upper east side à la recherche d'un bon restaurant. Trois heures d'opéra tout de même. Ça creuse !!
Décidément la question bouffe devient un peu obsédante. Michèle me conseille ironiquement de songer à consulter. Nous continuons à déblatérer, commentant les tenues, les physiques, les gestuelles de nos voisins de spectacle outre atlantique. Trois mille huit cent places, il y a de quoi faire...
Trois mille huit cent places et...
NON !!!!! Je hurle, je m’éjecte du siège, me laisse retomber, me relève, hurle de plus belle : LE SALAUD !!!
Patrick est là, enfin, là sur l'écran, de l'autre côté de la salle, de l'autre côté de l'Atlantique, de..de...de !! J'étouffe.
Ce connard, au quatrième rang, en train de rouler une pelle à une pale blondasse de série B, une américaine, à tous les coups !! Là sous mes yeux, pas gênés les deux. je me dégage violemment de Michèle qui tente de me calmer. Je me relève bras levés, éructe derechef : SALAUD !! CONNARD !!
Putain de direct à la con !! Je me lève définitivement et sors en courant, devançant les deux malabars de la sécurité. De l'air !!!!
Je cours, pathétique sur mes talons hauts, la robe relevée à mi cuisse, je cours...Rien d'autre que ce bourdonnement entêtant, retour automatique vers la maison. Relâche, et les larmes qui se libèrent, les épaules qui halètent, les jambes qui flageolent...Trahie ! Trompée !! Humiliée !!
Le cellier, un côte du Rhône rouge qui fait l'affaire, affalée sur le sol, cul sec...La sonnerie du portable dans la cuisine. Michèle. Le petit rectangle de bakélite qui se désintègre sur le carrelage. Plus besoin. Le regard fixe, le regard qui visualise le couteau à découper étincelant sous le néon.
Je suis lasse, si lasse...Je tends le bras, déterminée.
J'ai raté l'ouverture de "Madame Butterfly", autant réussir le final !!