Ce type...Je le connais... Sûr, je l'ai vu, rencontré... Oui, il y a longtemps....Sans aucun doute....
Pas la première fois que je l'observe, pendant des heures. Coïncidence ? Rendez vous du destin ? Retour vers d'autres temps, d'autres lieux ? Ce visage, tanné, paisible et tourmenté à la fois. Ce visage que je ne parviens pas à rajeunir, à remodeler, gommant ainsi les années superposées sur cet épiderme fatigué. Je cherche...
En est il de même pour lui ? N'y a-t-il que le vide derrière son regard fixe. Il me voit, je le sais. Il me voit et, pas un mot. Les lèvres serrées, la tête légèrement en arrière, comme un défi: "Trouve, allez, creuse toi les méninges, découvre qui je suis". Un regard pesant... Accusateur ? Lui aurai je causé tort, hier, il y a dix ans, quarante ans ? Je détourne le regard régulièrement, gêné.
Gêné et intrigué... Cette présence, chaque fois que je viens me poser dans cet endroit, chaque fois que je m'échappe du brouhaha du monde, de cette agitation qui me fatigue, me tourmente, me fait peur.
Un face à face, silencieux, immobile. Un moment de pause, l'énigme qui me fait replonger vers le passé. Comme hypnotisé.
Qui ?? Qui est il ??
Un ancien camarade de classe, un de mes copains, un de ceux qui me charriaient régulièrement, vu mon classement de premier de la classe.
Un déménagement et je n'ai gardé aucun contact de cette époque.
Ni des bons, ni des mauvais. Nettoyage du disque dur, poubelle vidée...
Plus tard alors. Le lycée ? Un des cancres avec qui je fricotais, ayant à tout jamais abandonné le statut de bon élève. Bière/flipper plutôt que révision/bac. Le bistrot, en plein cœur de la cité. Mes potes, enfants de prolos, simples, généreux. Prise de conscience que la lutte des classes n'était pas un mythe. Une réalité dont je n'avais idée, moi, le petit bourgeois, bien nourri, bien logé, bien coiffé....
Du coup, je me suis barré, plus d'école, plus de parents, plus de contraintes. Direction Paris, comme un grand, comme un homme libre. Alors oui, ce gars, là, en face de moi, ça pourrait être l'un d'eux, de cette époque. J'ai tout abandonné sur place. Il m'en reste quoi ?
Il reste coi. Muet, comme le masque sur le mur. Il est là, si proche, je pourrai me lever, le toucher. C'est toi ? Alain ? Didier ? Un autre, d'une autre période, d'une autre ville, d'une autre vie ?
Tant de choses vécues: Rires, pleurs, angoisses, frissons, voyages, rencontres... L'amour.
Tant de choses vécues et qui se sont évaporées, échappées de mon cerveau. Tant de personnes côtoyées durant un mois, un jour, une heure....Oui, un tourbillon de la vie que je n'ai pas réussi à conserver, que je n'ai pas préservé dans un album, comme on épingle les photos.
Des visages sans noms, des noms sans visages, des lieux sans dates, des trous, du flou...
Que l'amour, mon amour, toujours à mes côtés. Non toi, je ne t'oublie pas, je ne t'oublierai jamais. Peut être l'essentiel, tout simplement.
Je relève la tête, doucement. Il est encore là. Combien de temps avant que l'un, ou l'autre fasse le premier pas, articule le premier mot ? Est ce un allié venu me rappeler les souvenirs oubliés ou le mauvais génie, mandaté par je ne sais qui, je ne sais quoi ? Un mercenaire dont la mission est de me renvoyer l'image d'un vieil homme, muet, immobile, inutile, sans mémoire et qui ne va plus nulle part..... Pourtant.
Ce type...Je le connais... Sûr, je l'ai vu, rencontré... Oui, il y a longtemps....Sans aucun doute....
Comme toujours, j'abandonne. Je quitte son regard, menton sur la poitrine, paupières baissées, en silence....
Le grincement de la porte me ramène à la réalité
"Papa, mais enfin, qu'est ce que tu fais là tout seul, assis devant le miroir. Ça fait une heure que tout le monde te cherche. Allez viens, on va manger le dessert !!"