Je remonte l'escalier de pierre.
Tous s'éloignent déjà vers le continent. Hier nous étions encore dix. La Famille.
Je suis resté. Envie de méditer sur ces merveilleux moments, ces échanges, ces rires, tous ces souvenirs. Comme un "Caméra explore le temps". Pas toute jeune cette émission. Moi non plus !
Alors oui, je vais me la jouer ermite, le vieux barbu, seul, dans sa maison en pierre, son antre perché à flanc de montagne.
En vérité, j'avais tout prévu, réussi à bloquer une date convenant à tous. Une semaine ensemble, en Corse. On allait se payer un petit coin de paradis, une parenthèse, et je m'étais prévu un petit rab, un petit plus, rien que pour moi....Égoïste.
Je les aime tellement. Ils sont tellement nous. Je referme la lourde porte en bois. Le silence. Paisible et douloureux à la fois. On devrait être deux.
Cinq ans. Cinq ans seulement. Putain d'anévrisme. Qu'est ce qui lui a pris de péter comme ça, d'un coup, sans prévenir. Comme un ballon de baudruche qui éclate, et un môme stupéfait qui regarde, abasourdi, l'enveloppe de caoutchouc tombée au sol. Tu ne t'es pas relevée mon amour. Et j'ai du mal à tenir debout, du mal à me redresser et terminer le chemin commencé ensemble.
Le bout du chemin. La récompense. Vingt minutes de dénivelés, de branches à écarter, de roches à contourner. Allers retours incessants des plus jeunes, histoire d'attendre "les vieux". Et enfin, la cascade, la piscine naturelle, le calme. Juste le tempo continu de l'eau qui coule, sans jamais s'arrêter, depuis des années et des années.
A poil !! Les enfants sont déjà en haut, sur le rocher plongeoir, déjà en bas dans un gros plouf, déjà en haut et ainsi de suite. Les parents ne tardent pas à suivre, un peu plus timidement, beaucoup plus prudemment. L'insouciance recule quand l'âge avance. Je reste le seul encore assis, souriant, tête en l'air, calé contre notre rocher. Je n'entend plus les cris... Tu me parles ?
"Non !!!" . Ma fille vient s'égoutter sur moi, ses mains glacées posées sur mes épaules :
"Allez Papa, viens te baigner, viens avec nous
- mais je suis là, je profite du soleil, je profite de vous tous
- Tu es sûr ? Moi je dis que tu sembles loin, dans tes pensées. Je sais. Je sais avec qui tu es...
- Oui, tu as raison, elle n'est pas loin...Elle nous protège, comme avant..."
Je lui souris en lui effleurant la joue d'un revers de main.
Une trombe humaine me tombe dessus. Une nuée de petits bras, de petites jambes, danse autour de moi, et du panier. L'heure du goûter. L'heure des canistrelli et du jus de pomme, bio !! L'ambiance redevient calme. Ça ne va pas durer longtemps. Je savoure la petite tribu assise en rond, un bivouac de petits indiens, mes petits indiens. Il ne me manque que les plumes et le calumet pour m'identifier à Sitting Bull. A défaut de calumet, j'allume une clope, au risque de me faire lyncher par cette nouvelle génération. Mais bon, c'est qui le chef ??
Le Patriarche....Aucun doute en contemplant la photo prise durant la semaine. Le plus vieux, au centre, entouré des enfants, les petits enfants accroupis au premier plan. La même image que je connais par cœur avec mes grands parents, au centre, et puis l'autre aussi, avec mes parents, au centre. J'ai pris le relais, la succession, le plus âgé de la famille. Veuf en l’occurrence. Celui qui, logiquement, partira en premier.
Retour à la casa. Petits et grands sont passés par la cabane surmontée du gros bidon noir chauffé par le soleil. Tout le monde est douché, propre et prêt pour l'affrontement quotidien. Dix neuf heures. Pétanque ! Incontournable, salutaire, conviviale. Le sauté de veau mijote sereinement à l'intérieur. Le pastis coule tranquillement à l'extérieur. Que la soirée commence !!!
Les équipes sont faites. Une fois de plus mon aîné déplore de tomber avec moi. Je compatis ; je sais reconnaître mes faiblesses. Je le console en lui affirmant qu'une bonne surprise peut toujours surgir d'une situation désespérée. Et tout le monde se marre, comme d'habitude...Un peu plus bas, un problème similaire semble se poser pour les équipes de ballon...Des copies conformes, en plus petits. Aura-t-on les mêmes souvenirs ? Ces merveilleuses journées, ces ciels bleus, ces couchers de soleil magiques agrémentés de chants d'oiseaux, les sourires de nos proches ? Ton sourire ?
Ton sourire quand tu sortais de l'eau. Ton sourire plein, sincère, vivant. Ce sourire salé que tu venais déposer sur mes lèvres. Et moi de râler, hypocritement : " Regarde ce que tu fais, tu me fais perdre ma page !" Et le livre qui volait, et nos corps qui roulaient sur le sable. A l'infini.... Une page tournée, et des dizaines d'autres, sans toi, sans sel, sans goût. Nous voulions finir nos jours, là, au bord de l'eau.
Même décor, changement de chapitre. L'héroïne n'est plus, mais les personnages perdurent, coute que coute, afin que l'histoire demeure belle et inoubliable. Notre cadet sort de l'eau, tout sourire. Le portrait de sa mère :
"Papa ! Raquettes, c'est ton tour, allez allez, on se bouge !!"
Franchement...Le statut de père, puis de grand père, oblige à des activités parfois éloignées de sa nature profonde. Les trois petits commencent à s'impatienter. Je pose mon bouquin, empoigne la raquette et descend vers le rivage en petite foulée, légère et néanmoins volontaire. Je vais me régaler avec les trois zigs.
Trop forts ces loustics ; non seulement ils m'ont battu, mais ils ont réussi à me trainer dans les vagues après la partie. J'en ai mal au bras d'avoir frappé l'eau du plat de la main. Mais ils ont fini par capituler. Non mais !!
Le retour se fait dans un silence monacal. Tous nases. Malgré l'état du chemin, ses trous, ses bosses, pas une voix pour couvrir les bruits métalliques du fourgon. Comme moi le vieux combi, toujours efficace malgré les engrenages qui grincent. Trente ans que je lui fais confiance.
A l'époque, on ne faisait pas le chemin retour, tous les deux. On dépliait les banquettes et on dormait, ou pas, sur place ; prêts à prendre le café du lever du jour, au moment précis ou le soleil s'élevait au dessus de la montagne et venait nous chauffer le dos. L'époque où nous avions découvert cette île, ses plages, ses montagnes, ses habitants. L'époque pendant laquelle nous nous découvrions encore, et encore...
Nous étions deux, serrés, collés, unis. Nous allions bâtir cette magnifique vie, cette superbe famille. On avait rien, ni l'un ni l'autre, mais ensemble, on avait tout. Notre amour a été si puissant. Un tourbillon, un tourbillon magique dont sont sortis des petits gars et des petites filles, magiques, eux aussi !!
Je les regarde ce soir. L'air est chaud, paisible, rassurant. Comme un cocon, une bulle. Notre bulle....Tu me manques et pourtant je suis heureux car ils sont tous là, riants, insouciants, au moins le temps d'une soirée, cette soirée.
Une nouvelle tranche de vie que je vais enregistrer dans mon disque dur, dans ma mémoire vive, qui le restera encore quelques temps j'espère. Une nouvelle photo que je vais épingler, juste en dessous des tiennes, une nouvelle photo que je pourrai contempler les jours de spleen...les jours d'hiver, sur cette terrasse. Oui, je risque bien de finir mes jours ici, accompagné de nos souvenirs.
Après, on le savait. Le bonheur n'est pas une ligne droite, continue et pérenne. Seulement des petits pointillés. A nous de bien viser et de savourer avant de bondir et retomber sur le prochain, sans tomber dans le vide. C'est comme ça ! Pourquoi ? J'en sais rien...... Sur ce je me ressers un Casanis, on ne va pas se laisser abattre non plus.
A taaable !!! Il était temps, j'allais pleurer. J'aurai le temps, plus tard...
"Non mais quel tricheur !!" Phrase incontournable, phrase prononcée au moins une fois par soirée de jeu. En fait c'est un défi pour Max. Douze ans et c'est déjà un pro, digne des plus grands escrocs de salles de casino. Il ne peut pas s'en empêcher. Mais du coup, tout le monde le surveille et la manipulation de cartes sous les fesses échoue une fois sur deux. On est habitués. Le jeu continue, rien ne va plus comme on dit.
Ouais...Rien ne va plus. Dernière soirée. Derniers rires. Ma nuit va être longue, et les jours à venir également. Comment une semaine peut durer si peu ? Je les serre tous dans mes bras, un peu fort, trop fort...Il faut me ressaisir, je vais casser l'ambiance.
Le soleil vient de se lever, c'est l'heure du petit....."Papito, papito !!" Les petits chéris abrègent de façon radicale mes divagations matinales. J'avais tout prévu. Une pression sur un bouton et les tartines grillées seront opérationnelles dans quelques instants. Ces instants ultimes dont je compte bien profiter. Toute la rétrospective de la semaine écoulée, rythmée par le scrunh scrunh du pain qui croustille sous la dent. Et les rires...
Plus une miette sur la table, tous les bols dans l'évier. Comme s'ils n'étaient déjà plus là. Mon regard plonge sur la vallée, ce panorama qui me donne force et apaisement. Combien de jours, cote à cote, sans même se parler, juste en symbiose, à observer le temps qui passe sur cette nature grandiose. A croire, insouciants, que les jours ne finiraient jamais ; jamais quitter cet endroit.
Ne me quitte pas....Ne me quitte pas....
Dernière séquence. Chargement des valises. Embrassades. Portières qui claquent. Papito qui craque. Ou presque. Vite, vite, retour sur la terrasse. Les voitures qui rapetissent à vue d’œil sur la route qui descend. Mon grand drapeau rouge et noir (un lointain souvenir) qui tournoie et qui répond aux petits bras qui s'agitent par les vitres ouvertes. Et puis le grand virage à angle droit, tout en bas. Et puis...Plus rien. les arbres. Les oiseaux. Ton sourire....
Je remonte l'escalier de pierre.
Un café. Une sonate de Bach. Une larme. Une cigarette. Un bon coup de pied au cul : Il y a tout à ranger !!
Reprendre la main, préparer l'automne. S'organiser. Réaliser que je vais finir mes jours ici, ma décision est prise. C'est ce que tu voulais. Ce que nous voulions.
Et puis je ne vais pas vivre totalement seul. Des petits tours au village. Des skypes avec les enfants. Des vieux films de vacances, d'anniversaires, des soirées tous les deux, en tête à tête. Jusqu'au bout de la vie...T'inquiète, ça va aller...Je vais prendre mon temps, enfin le temps qu'il me reste....
L'oncologue m'a parlé de six mois !!
Après..........