À Gabriel Marcel qui lui disait : « Aimer quelqu’un, c’est lui dire : « Toi, tu ne dois pas mourir », Henri Birault, qui enseigna ultérieurement la philosophie à la Sorbonne, répondit : « Non, Monsieur, aimer quelqu’un, c’est lui dire : « Toi tu ne dois pas mourir, mais toi, tu peux mourir ». Cette phrase m’avait frappée et m’est souvent revenue en mémoire.
En vérité, à défaut d’être dite, la chose, tout au moins, est sue. Ce qui nous apprend à nous-même l’amour qu’on porte à un être, c’est le savoir irrévocable qu’il peut mourir. Au moment même où nous aimons, nous savons l’autre mortel. Nous le savions auparavant et pour tous évidemment, mais d’une façon abstraite et qui nous laissait relativement indemnes. Ainsi, nul n’a jamais douté de l’arrivée prochaine, quoique retardataire, du fâcheux petit chef de service qui, ce jour-là, n’est pas à l’heure. Un répit est accordé à ses subordonnés soulagés de son absence, mais ils pensent néanmoins qu’il reprendra dans quelques instants, au plus tard dans quelques heures, ses tracasseries quotidiennes. S’il est résolument nocif, il pourra arriver que l’idée suivante traverse l’esprit : « Qu’il aille au diable ! Bon débarras ! » Mais on s’autorise d’autant plus à ce genre de pensée, qu’au fond, on n’y croit pas : l’importun ne tardera pas à reprendre son képi ! Qu’un être aimé soit au contraire en retard de quelques minutes, voire de quelques instants, et nous voilà autrement harcelés par la crainte qu’il lui soit, comme on dit pudiquement, « arrivé quelque chose »…
C’est que l’amour nous apprend l’essentielle vulnérabilité de l’autre. D’où, sans doute, ce que Donald Winnicott appelle, à propos des mères qui viennent de mettre un enfant au monde, « la préoccupation maternelle primaire », qui est une hypersensibilité à la moindre manifestation de malaise, de peur, d’insécurité de l’enfant si fragile, qui vient de naître. À cette vulnérabilité, répond une attention extrême, comme si la mère voulait déjouer tous les dangers susceptibles de porter atteinte à cette vie naissante. Cet état est décrit comme une forme de pathologie transitoire et, en fait, normale. Tout se passe comme si une vigilance de tous les instants était nécessaire pour parer à tous les coups du sort, et empêcher la mort d’approcher ce petit être humain qui n’est pas encore très installé dans la vie. La mère sent cette précarité de toutes les fibres de son être, et rêve de le plonger, comme Théthis le fit avec Achille, dans le Styx qui pourrait lui donner l’immortalité !
À vrai dire, la concentration de l’attention de Winnicott sur la seule mère n’est pas exempte de conditionnement social et fait peut-être porter principalement sur la mère la responsabilité de l’équilibre de l’enfant. Aussi, pourrions-nous dire que tout être qui se met à aimer est en état de « préoccupation maternelle primaire ». Et l’on rencontre bien entendu des hommes qui se retrouvent tout autant dans cet état que la mère de l’enfant !À Gabriel Marcel qui lui disait : « Aimer quelqu’un, c’est lui dire : « Toi, tu ne dois pas mourir », Henri Birault, qui enseigna ultérieurement la philosophie à la Sorbonne, répondit : « Non, Monsieur, aimer quelqu’un, c’est lui dire : « Toi tu ne dois pas mourir, mais toi, tu peux mourir ». Cette phrase m’avait frappée et m’est souvent revenue en mémoire.
La vérité, c’est que tout amour est coextensif au savoir de la possibilité de la mort de l’autre et du désir ardent de l’en protéger. Par la force de leur amour, l’amante, le père, la mère, l’ami apprennent en effet, aussitôt qu’ils aiment, la vulnérabilité de l’aimé(e).
Mais sans doute les parents sont-ils, plus que tout autres, dépositaires du savoir viscéral du pouvoir mourir de cet être qui est la chair de leur chair, ou qu’ils ont adopté comme si c’était le cas. D’où leur inquiétude au moindre retard ou vis-à-vis du plus petit risque, et que la chute de la mortalité infantile n’a pas nécessairement apaisée ! Car l’amour ne raisonne pas en termes statistiques : improbable avant un âge beaucoup plus avancé qu’autrefois, la mort n’en est pas moins toujours possible. Et nul autre n’est autant au fait de cette possibilité-là, que celui ou celle qui aime.
Seuls ceux qui vous aiment savent, d’un savoir qui s’incarne dans une attention tendre et soucieuse, que vous pouvez mourir. Je me rappelle ainsi avec émotion ce moment où, après un court congé maladie, je fus accueillie par la remarque un peu étonnée de la surveillante qui s’était chargée des élèves en mon absence : « Ils doivent bien t’aimer parce qu’ils étaient inquiets. Ils vont être contents. » Ce genre de remarque vous donne envie de continuer, et vous permet de surmonter les moments passagers de découragement...
Aimer c’est donc être placé, à l’instant même où l’autre cesse de vous être indifférent, au contact de sa vulnérabilité, c’est-à-dire de la possibilité qu’il soit blessé en son être.
Aimer, c’est alors être à la fois imprégné de ce savoir, et pourtant laisser vivre l’autre avec la claire lucidité des risques inhérents à la vie !
Aussi faut-il être fort pour aimer, car le savoir que cela implique met rudement à l’épreuve et révèle notre vulnérabilité : « Par mon amour, je te sais mortel ! » Terrible lucidité à laquelle certains préfèrent se soustraire, en se refusant à l’amour. Car en s’y abandonnant, on accepte de traverser éventuellement la mort de l’autre, et partant, la sienne propre. Aimer implique donc de ne pas faire porter à l’autre, malgré l’angoisse et l’anxiété, le poids des émotions que présuppose cette traversée. Aimer expose par définition à la possibilité de la perte, celle-ci fût-elle définitive, comme la mort, ou moins radicale, comme l’éloignement, l’absence, ou la séparation.
L’amour met donc à découvert une vulnérabilité réciproque.
Danielle Moyse
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