Un génocide est en cours, à l’encontre de la population palestinienne, commis par les dirigeants israéliens, sur des territoires bien précis délimités par la géographie et la géopolitique du Proche-Orient, héritage direct de la colonisation européenne.
Il fait des centaines de milliers de morts, des suites de la famine organisée, des bombardements, des blessures de guerre et des conséquences de la destruction systématique de tout le territoire. Il s’accompagne de la cohorte des enlèvements, des emprisonnements, des humiliations, des tortures, des disparitions forcées et de tout ce que les termes génériques sont impuissants à rendre en termes de réalités concrètes et d’exactions subies au quotidien.
Il inclut le massacre, devant les centres de distribution, de ceux qui viennent chercher du secours humanitaire, massacre dont on est en train d’exhumer les charniers. Il inclut le meurtre et la torture délibérés des journalistes palestiniens, des médecins et soignants palestiniens et même des soignants et enquêteurs internationaux. Sans oublier les universitaires, étudiants et professeurs. Dans le même temps, des agences immobilières sont déjà en train de vendre les terrains ainsi récupérés par l’extermination, dans la logique du processus colonial tel qu’il était pratiqué au dix-neuvième siècle par les États occidentaux, et dont le sionisme est une variante.
La politique d’apartheid et la colonisation ainsi que le génocide font de l’état d’Israël aujourd’hui un agresseur violent pour lequel il n’y a bien sûr rien de plus urgent… que de faire taire les voix, de toutes origines et de toutes conditions, qui s’élèvent pour énoncer – c'est-à-dire, de ce simple fait, dénoncer – les implications génocidaires de ce processus colonial. Et comme il est impossible de masquer cette réalité criminelle, il va falloir intimider, brutaliser, terroriser d’une manière ou d’une autre ceux qui portent ces voix. Il suffit, pour cela, de se livrer à un transfert radical : détourner l’imputation criminelle des exterminateurs pour la transférer sur leurs dénonciateurs. L’instrument parfait pour une telle opération porte un nom qui lui confère immédiatement l’aura de la plus parfaite légitimité : lutte contre l’antisémitisme.
Comme l’a montré l’historien italo-israélien Alon Confino, spécialiste d’études juives et du Proche-Orient à l’Université Amherst du Massachusetts, dans une intervention au Sénat italien en 2023 : « l’accusation d’antisémitisme est fréquemment utilisée comme une arme idéologique contre les individus, universitaires, journalistes, qui osent défendre l’égalité des droits civils, culturels, économiques, politiques et sociaux des Palestiniens, ou dénoncer les violations du droit international dans les territoires occupés. »
La recherche critique, la liberté académique, la liberté pédagogique, tout comme la liberté d’expression en général subissent ainsi – systématiquement attaquées par les pouvoirs politiques néolibéraux autant que par l’extrême-droite traditionnellement antisémite et différents groupes de pression qui y sont de plus en plus apparentés – les effets de cette arme de destruction massive du droit et des libertés que tend à devenir la lutte contre l’antisémitisme ainsi détournée, totalement découplée de la lutte contre le racisme dont il semble pourtant qu’elle devrait constituer l’un des éléments. Cette accusation fait elle-même fond sur une redéfinition controversée de l’antisémitisme, introduite par une association sioniste, l’IHRA, qui identifie la judéité à Israël, assimilant potentiellement toute critique de l’État d’Israël à l’antisémitisme. En octobre 2022, la Rapporteuse spéciale des Nations-Unies sur les formes contemporaines de racisme, E. Tendayi Achiume, mettait en garde contre cette équation piégée: « L’influence de facto de la définition de l’IHRA sur les politiques des États et des acteurs privés a contribué à des violations de droits humains, notamment de la liberté d’expression, de réunion et de participation politique. » A l’inverse, la Jerusalem Declaration on Antisemitism protestait contre cette confusion stratégique, revenant à une définition de l’antisémitisme comme haine des juifs en tant que juifs. Malgré cela, la stratégie très concertée de déstabilisation, de diffraction des forces et de détournement de l’attention, s’organise autour de ce qu’il est convenu d’appeler la « question israélo-palestinienne ».
En cette matière, l’une de nos boussoles doit demeurer le critère du droit. Or, force est de constater, non pas seulement le deux poids deux mesures, mais l’incommensurabilité entre différents usages du droit. Ceux qui se postent en embuscade sur les réseaux sociaux, constituent des associations pour attaquer en justice les défenseurs des droits, déposent des plaintes en espérant intimider les critiques d’une politique israélienne génocidaire, ceux-là contestent aussi les rapports des juristes mandatés par l’ONU pour faire l’anatomie du génocide à Gaza et sanctionnent les magistrats de la CPI impliqués dans les procédures des mandats d’arrêt contre des dirigeants israéliens. Pour les puissances au service du génocide, le droit n’est pas ce qui limite l’usage de la force, mais un outil exposé au dévoiement, utilisé pour abattre toute résistance lorsque cela les arrange, là où cela les arrange. Par ce retournement, la contestation du génocide est ainsi déclarée plus criminelle que des actes génocidaires avérés, commis, eux, en toute impunité et non moins impunément soutenus publiquement.
Pareille vindicte frappe autant les chercheurs critiques que les défenseurs des droits fondamentaux. Car, dans la logique post-attentats sur laquelle surfent les pouvoirs politiques depuis 2001, puis 2015, l’islamophobie est un relais sûr de la lutte contre l’antisémitisme, dont il est impératif de brandir le bouclier. Cela engage une nouvelle perversion : l’étoile jaune – qui était le signe infamant d’une stigmatisation criminelle imposée par le pouvoir nazi, aboutissant au génocide contre les juifs d’Europe – est arborée, au nom de leurs origines, par ceux-là mêmes qui commettent le génocide actuel contre les Palestiniens. C’est affublés de ce symbole des persécutés qu’ils entrent en persécuteurs à l’ONU (dont l’ambassadeur d’Israël en vient, publiquement, à déchirer symboliquement la charte), pour y revendiquer le droit de tuer, en exigeant le soutien, l’assistance économique et militaire et la pleine impunité.
Dans l’histoire du christianisme, la croix, instrument infâmant de torture, n’est devenue symbole religieux qu’à partir du moment où les chrétiens sont passés de la position de persécutés à celle de persécuteurs : c’est cet emblème qu’a revendiqué l’empereur Constantin au moment de sa « conversion ». Jusque-là, c’était le signe du poisson qui rassemblait les chrétiens clandestins. Ainsi, très classiquement, la revendication des emblèmes de la souffrance subie devient le mobile des dominants pour s’autoriser tous les excès de la souffrance infligée. De ce point de vue, par les territoires sur lesquels elle s’applique et les populations qu’elle vise, la volonté d’extermination des Palestiniens n’est nullement une logique de « réparation » (auquel cas elle s’appliquerait au territoire allemand qui était celui des nazis), mais au contraire la logique même de la violence des croisades : brandir le symbole de la victimisation sacrificielle comme légitimation du désir d’appropriation, sur cet espace essentiellement stratégique qu’est le Proche-Orient. Une telle appropriation trouve à la fois son modèle et son écho dans la violence coloniale. Et c’est en ce point que cette interprétation dévoyée de la lutte contre l’antisémitisme peut rejoindre une pratique déchaînée de la violence raciste et de l’islamophobie.
Les réseaux sociaux apparaissent comme un dispositif idéal, dans cette perspective, pour fournir de la matière aux services du ministère de l’Intérieur et des renseignements, dans sa chasse aux « nouveaux antisémites » tels qu’ils sont nommés par les sionistes. Ils sont en effet par excellence un espace d’indétermination entre vie publique et vie privée, puisqu’ils offrent tout à la fois le sentiment d’un entre-soi des « amis » et la réalité d’une exposition à la communication publique, à la surveillance et à l’entrisme des « trolls ». Les effets s’en apparentent à la pratique du lynchage, au nom d’une lutte contre l’antisémitisme assimilant intentionnellement la dénonciation des crimes de l’État d’Israël à la haine des juifs.
Dès lors, il suffit d’un post exhumé par des associations dont le métier est devenu, – loin de la lutte contre le racisme –, l’épluchage des réseaux sociaux des défenseurs des droits, pour que s’abatte avec une intensité démesurée la série des attaques, accusations d’antisémitisme, menaces de mort et sanctions immédiates. C’est ce que raconte Francesca Albanese, mandatée par les Nations-Unies pour documenter et analyser les violations des droits des Palestiniens dans le cadre de la guerre coloniale menée par Israël dans les territoires occupés. Dans Quand le monde dort, elle rappelle comment un quotidien israélien pro-gouvernemental l’a accusée d’antisémitisme en s’appuyant sur un post publié sur Facebook en 2014, dénonçant le massacre de près de 2000 Palestiniens à Gaza, dont 500 enfants. Alors que dans ce post, elle appelait l’Europe et les États-Unis à réagir, expliquant la paralysie des États-Unis par les pressions d’un puissant « lobby juif », c’est cette dernière expression maladroite, ces « infelicitous words », qui seront retenus à charge, fondant une accusation d’antisémitisme, plutôt que la dénonciation du massacre et de ses complicités européennes et états-unienne. L’accusation avait d’ailleurs une finalité très précise : empêcher la visite de Francesca Albanese en Palestine pour y continuer son travail de documentation des violations du droit. Depuis lors, les cas se démultiplient, indices de la traque du moindre élément pour museler universitaires, journalistes et défenseurs des droits, sous couvert de lutte contre l’antisémitisme.
Cette situation nous alerte sur un double danger : d’une part, l’amalgame entre antisionisme et antisémitisme crée une diversion au risque de silencier le véritable antisémitisme. D’autre part, ces accusations nous invitent à « dénoncer la manière éhontée dont [l’antisémitisme] est instrumentalisé » [Francesca Albanese, Quand le monde dort. Récits, voix et blessures de la Palestine, tr. fr. S. Greggio, Montréal, Mémoires d’encrier, 2025, p. 115.].
Dans cette configuration d’un sans commune mesure entre l’énormité des crimes commis par un État et leur totale impunité au regard d’un droit international supposé les sanctionner, les retournements actuels de la lutte contre l’antisémitisme produisent un autre sans commune mesure : celui de la criminalisation des chercheurs et de la pensée critique, des sanctions et des persécutions qu’ils subissent, au regard de ce que vise leur action réelle : la défense des droits des Palestiniens, étroitement liée à la lutte contre les islamophobies d’État. Ce double sans commune mesure, inversant le sens même de la sanction au regard du droit, est d’autant plus violent qu’il se présente comme la perversion la plus éhontée d’une ambition réellement vitale : celle de la lutte contre TOUS les racismes, dont l’antisémitisme, jusque dans ses prolongements contemporains, est l’une des figures historiques. Judith Butler écrivait en 2024 :
Qu’il s’agisse de mouvements sociaux, d’intellectuels, d’artistes, et notamment des voix juives qui dénoncent le massacre, tous font l’objet d’une vague de répression sans précédent menée par les États occidentaux qui vise à briser toute solidarité et toute exigence de justice, et en même temps à criminaliser toute tentative de contextualisation, à tuer dans l’œuf la recherche des conditions d’une cohabitation possible, une vie commune à venir. [Judith Butler, « Rendre impossible une parole juive contre la violence d’État », in Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations, La Fabrique, 2024, p.9.]
C’est cet avenir commun, non seulement en Palestine et en Israël, mais partout, que menace actuellement le sans commune mesure produit par l’instrumentalisation de l’antisémitisme. Ce qui se joue ici ne relève donc ni d’un « débat » ni d’une simple controverse idéologique, mais d’une épreuve décisive pour le sens même de la justice, du droit et de la vérité historique, aujourd’hui mis en danger par le négationnisme sioniste. Lorsque la dénonciation d’un génocide devient plus dangereuse que le génocide lui-même, lorsque l’appel à la fin des massacres est traité comme un crime tandis que les crimes de masse bénéficient d’une protection institutionnelle, alors c’est l’ordre moral et politique tout entier qui se trouve renversé. Nommer le génocide, refuser sa normalisation, maintenir ouverte la possibilité d’un avenir commun fondé sur l’équité et la justice : telle est aujourd’hui la ligne de partage. Tout le reste — intimidations, suspensions, licenciements et diffamations — n’est que le symptôme d’un pouvoir qui sait que, tant que la parole subsiste, l’impunité n’est jamais totale.