Le monde politique ne tolère plus la contradiction que lui porte la justice institutionnelle qu’elle soit nationale ou internationale. Partout, les gouvernants s’indignent lorsque des juges leur imposent de respecter le Droit, en particulier les droits humains. Mieux, ils refusent de se soumettre à leurs décisions.
En 2023, le gouvernement belge a refusé d’exécuter des milliers de jugements qui le condamnaient à respecter le droit d’asile. La France n’est pas en reste qui a vu, en décembre, son ministre de l’intérieur décider d’enfreindre l’interdiction d’expulser un Ouzbek qui lui était faite par le Conseil d’État et la Cour européenne des droits de l’homme, sans rencontrer l’opposition du Président Macron pourtant garant du respect de la Constitution.
Ce tournant proprement séditieux qui marque la manière dont les élus violent désormais le respect dû à l’État de droit n’est pas seulement assumé ou décomplexé, il se revendique idéologiquement jusque dans les médias mainstream. Il est alors question de « gouvernement » des juges ou encore de « coup d’État de droit », selon le président de la Région Auvergne-Rhône-Alpes réagissant à la décision prise le 25 janvier par le Conseil constitutionnel français d’invalider une large part de la loi dite « immigration ».
Dès 2018, dans un éditorial intitulé « Les juges contre les peuples », le rédacteur en chef du Figaro Magazine critiquait une décision du Conseil constitutionnel français qui érigeait la fraternité promue par la devise de la République en principe constitutionnel. Il y dénonçait rien moins qu’une « dérive anti-démocratique » menée par des juges se plaçant « au-dessus des lois », et à la tête desquels se situait la Cour européenne des droits de l’homme, ce « repère d’activistes non élus ».
Le syllogisme qui fonde le discrédit de la justice et la régression institutionnelle à l’œuvre, s’énonce ainsi : 1) seuls les gouvernants sont légitimes au plan démocratique car ils sont élus par le peuple ; 2) les juges n’étant pas élus, ils ne peuvent pas prétendre gouverner ; 3) en annulant les lois contraires à la Constitution ou au droit international, les juges prétendent gouverner à la place des élus, donc contre la volonté du peuple ; c’est aussi le cas lorsqu’ils contraignent les élus à agir dans un sens contraire à leur programme électoral, voire au baromètre de l’opinion publique ; 4) la justice, le Droit et les droits humains, seraient en ce cas antidémocratiques ; 6) compte tenu des réalités rencontrées par le peuple, les États seraient autorisés à se soustraire au Droit, en particulier à la Convention européenne des droits de l’homme.
L’argument est brandi le plus souvent lors des débats sur l’immigration, la délinquance ou le terrorisme, tant il est vrai que depuis les années 80, face aux pressions des marchés financiers et sous l’influence des mantras néolibéraux, les gouvernants ont renoncé à maintenir un collectif par l’inclusion et l’État social. Tant il est vrai encore qu’au XXIe siècle, le « vivre ensemble » n’est rendu possible qu’à la faveur de la désignation d’ennemis à combattre : le musulman, le migrant, le délinquant ou le terroriste. Jusqu’à la justice qui se voit accusée de laxisme, « droits-de-l’hommisme », ou encore d’activisme gauchisant lorsqu’elle assure à ceux-là le respect indiscriminé du Droit, en ce compris du droit international, des constitutions et des standards du procès équitable.
Pourquoi ce « récit » constitue-t-il une régression coupable ?
Pour des raisons qui sont à la fois historiques, juridiques et morales. Si en effet, historiquement, les élus ont pu revendiquer le monopole de la légitimité démocratique et ont prétendu pouvoir agir comme bon leur semblait pourvu qu’ils rencontrent les exigences de leur électeurs - même s’il s’agissait de persécuter une partie de leur population - c’est conformément à l’héritage de la Révolution française qui avait mis à bas les hiérarchies de l’Ancien Régime.
C’est dans ce cadre institutionnel que la loi, entendue comme la parfaite expression de la souveraineté populaire, avait été érigée en norme supérieure s’imposant inconditionnellement à tous les corps de l’État.
À l’issue de la Seconde guerre mondiale, le caractère vicieux de ce régime est apparu dans toute sa cruauté aux nations occidentales contraintes de prendre acte à la fois qu’une barbarie génocidaire peut être conduite par des gouvernants élus démocratiquement et que la Shoah et son cortège de crimes d’État industrialisés ont pu être commis en s’appuyant précisément sur la loi nazie ou collaborationniste pensée par des juristes idéologues et appliquée sans scrupules par des juges aux ordres de l’Ordre nouveau[1].
C’est donc par le Droit et la morale, au nom d’un Impératif catégorique renouvelé – « Plus jamais ça » - que les États ont entrepris de refonder la civilisation occidentale et ont approuvé, à partir de 1944, une série de déclarations et traités internationaux visant à garantir aux citoyens des droits fondamentaux et des libertés, directement opposables aux États dont ils relèvent. C’est notamment l’objet de la Déclaration universelle internationale des droits de l’homme du 10 décembre 1948 et de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée le 9 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations unies.
Il est essentiel de relever d’abord que tous les traités adoptés dans cette perspective - jusqu’à la Convention des droits de l’enfant de 1989 ou la « Charte des droits fondamentaux », adoptée sous forme de « Déclaration des droits » le 7 décembre 2000 par l’Union européenne - indiquent expressément dans leur préambule qu’ils ont pour vocation d’empêcher la redite de la barbarie et des tragédies que le passé a charriées.
Ensuite de souligner que ce droit international ainsi refondé se réfère explicitement à la morale kantienne et à l’universalisme de la philosophie politique des Lumières.
Enfin il est urgent de rappeler que la charge de garantir son respect a été confiée aux juges internationaux et nationaux, qui y sont donc tenus comme par l’effet d’un legs testamentaire, moral et juridique. Telle est par exemple la mission qui a été confiée à la Cour européenne des droits de l’homme ou à la Cour de justice internationale de La Haye mais telle est aussi la mission des cours suprêmes des États et des juges nationaux, compétents en conséquence pour écarter l’application d’une loi contraire à cet héritage.
Ainsi, la légitimité de la loi et des élus est-elle conditionnée depuis 1945 au strict respect de ces traités qui oblige les majorités électorales à faire primer le respect des droits humains sur tout programme politique.
C’est dire que l’honneur des juges est désormais trouvé non pas dans leur allégeance aux élus et leur soumission à la loi mais bien dans leur fidélité à cet héritage juridique et moral qui les oblige au travers des décisions qu’ils prononcent, à le rappeler aux élus, au risque de les contrarier.
[1] J. Chapoutot, La loi du sang. Penser et agir en nazi, Gallimard, 2014 ; Olivier Jeanjan, Justifier l’injustifiable. L’ordre du discours juridique nazi, Léviathan, PUF, 2017.
Manuela Cadelli,
Juge
Autrice de Radicaliser la justice - Projet pour la démocratie (Samsa 2018) et La légitimité des élus et l’honneur des juges (Samsa 2022)