« Je te ramène une petite asiatique comme tu les aimes ». Dès ma première semaine, un collègue, que j’appellerai Alex, a commencé à faire des blagues sur le sexe ou la race sur le ton de l’humour noir ou « choc ». Ma tutrice m’avait prévenue : « Je sais qu’il fait des blagues très poussées… si ça devient trop, tu me le dis. Il n’est pas méchant mais il va parfois trop loin. » Ce constat est vrai : Alex est attentionné et performant, mais son humour dépasse le cadre amical.
Alex, issu des métiers de chantier du BTP, explique lui-même sa difficulté à s’adapter au siège social : « J’ai toujours été habitué à des environnements masculins… et beaufs. Le siège, c’est trop de pression, trop carré, faut faire attention, j’aime pas. »
Un patriarcat qui domine toujours malgré un mouvement “woke”
Le comportement d’Alex illustre la complexité d’un idéal d’inclusion en 2025. En 2021, seulement 12 % des femmes travaillent dans le secteur du BTP. Alex a dû s’adapter au siège social, soumis à une charte éthique stricte et à des règles de conduite inclusives, plus poussées que sur le terrain. Comme l’expliquent Stéphane Le Lay et Barbara Pentimalli dans leur article de revue Enjeux sociologiques d'une analyse de l'humour au travail, l’humour emprunte des formes et modes d’expression selon les configurations sociales. Habitué à un milieu masculin et viril, Alex utilise l’humour sexuel comme mécanisme de défense et rituel social, désamorçant les tensions, renforçant l’identité masculine et consolidant la cohésion du groupe, à l’image des éboueurs confrontés aux risques physiques de leur métier.
Lors de notre rencontre, il m’avait confié qu’il avait des préjugés à mon égard: « Je pensais que t’étais une wokiste féministe chiante mais ça va t’es ouverte d’esprit ». Ce qu'on appelle “wokisme”, phénomène sociétal visant davantage de justice sociale, crée parfois des incompréhensions sur la manière d’agir.
L’expérience des femmes : entre gêne et résignation
Selon le 11ᵉ baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi (Défenseur des droits & OIT, 2018), une personne active sur quatre a déjà été confrontée à des propos ou comportements sexistes, homophobes, racistes ou discriminatoires au travail. Lors de mon stage en 2025, cette tendance se manifestait particulièrement auprès des collègues femmes du même étage qu’Alex.

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Joseline (nom d’emprunt), senior de l’entreprise, m’a confié son malaise face au sexisme ordinaire : elle avait été choquée dès son arrivée sur ce poste par les remarques et blagues d’Alex et de ses collègues, qu’elle jugeait pénibles et rabaissantes.
Dans la salle à café, il était fréquent d’entendre des hommes parler haut et fort de sexualité et faire des remarques sur le physique des femmes, quel que soit leur âge. La réaction habituelle, moi incluse, se limitait à un rire nerveux ou un « arrête, c’est pas possible », sur un ton léger pour ne pas rompre l’ambiance.
Le Lay et Pentimalli ont observé un phénomène similaire chez les éboueurs : pour ne pas être perçus comme provocateurs ou dépourvus d’humour, les salariés doivent rire avec leurs supérieurs. Cette culture virile favorise un consensus autour de moqueries dirigées contre les femmes, perçues comme « potentiellement menaçantes » pour la stabilité de l’habitus professionnel.
Le sexisme ordinaire en France : un vrai problème qui reste actif
Le malaise de Joseline devant le caractère excessif des blagues n’est pas à mettre sous le tapis. Selon le rapport du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle (CSEP) de 2015, 80 % des femmes salariées sont régulièrement confrontées à des attitudes ou décisions sexistes, avec un impact direct sur la santé physique et mentale : moins de confiance en soi, moins de bien-être au travail et baisse de performance. 93 % des femmes salariées estiment que cela peut amoindrir leur sentiment d’efficacité.
En 2025, trois femmes sur quatre continuent de subir des attitudes sexistes au travail, et 57 % mettent en place des stratégies d’évitement (tenue, comportements, situations) pour se protéger, selon le baromètre du sexisme ordinaire au travail publié par l’Association française des managers de la diversité (#StOpE) et Ipsos, relayé par France Inter.
Où s’arrête l’humour au travail ?
Malgré les moments malaisants, mon stage m’a appris à apprécier mon équipe et à comprendre l’importance de l’humour pour briser la rigidité du siège social. Comme le soulignent Le Lay et Pentimalli, l’humour est une forme de résistance et de créativité face aux contraintes professionnelles et assure la cohésion.
Cependant, malgré l’agacement croissant des femmes, aucune sanction n’est prise. Tout le monde en a conscience, mais personne n’intervient, car l’auteur n’est pas véritablement menaçant ou malveillant.
Mon expérience avec Alex soulève donc la question des sanctions dans ce type de situation. Bien que les agissements sexistes soient explicitement condamnés par le Code du travail, la crainte qu’une sanction soit disproportionnée face au caractère « humoristique » des propos empêche souvent d’agir efficacement. Ce réflexe révèle un problème plus large : le manque de courage des victimes à se défendre, l’absence de soutien clair du management et la faiblesse des formations internes pour encadrer ces comportements.
Le recours systématique à la sanction est-il suffisant, ou même adapté, s’il reproduit des schémas coercitifs hérités du patriarcat ? D’autres voies existent peut-être : sensibilisation, accompagnement et évolution culturelle pour faire comprendre que l’humour n’excuse pas tout. Au-delà des chartes éthiques, c’est donc la culture d’entreprise elle-même qu’il faut repenser pour instaurer un environnement vraiment respectueux et inclusif.
Sources académiques et institutionnelles
1. Le Lay, Stéphane & Pentimalli, Barbara, Enjeux sociologiques d’une analyse de l’humour au travail : le cas des agents d’accueil et des éboueurs, Revue Travailler, 2013.
2. https://shs.cairn.info/revue-travailler-2013-1-page-141.htm
Défenseur des droits & Organisation internationale du Travail (OIT), 11e Baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi, septembre 2018.
https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/2023-10/ddd-OITetude11e-barometre-discriminations-emploi20180830.pdf
Sources médias et podcasts
1. France Inter, L’Info de France Inter, podcast sur les discriminations au travail.
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-info-de-france-inter/l-info-de-france-inter-9200232
Études sectorielles
1. Fédération Française du Bâtiment (FFB), Étude régionale sur la féminisation des métiers dans le BTP en Île-de-France, 2024.
https://www.metiers-btp.fr/nos-etudes/etude-regionale-sur-la-feminisation-des-metiers-dans-le-btp-en-ile-de-france2024/#:~:text=Les%20femmes%20sont%20g%C3%A9n%C3%A9ralement%20peu,%25%20dans%20les%20Travaux%20Publics
Réflexions sociologiques
1. Le Lay, Stéphane & Pentimalli, Barbara, Par le détour de l’humour, article sur l'humour comme mécanisme de défense dans les milieux masculins.