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Billet de blog 7 novembre 2013

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Hommages critiques à Albert Camus

La célébration du centenaire de la naissance d'Albert Camus a généré une profusion d'ouvrages et il semble encore difficile de lever l'immunité dont jouit désormais dans notre pays cet écrivain trop souvent sacralisé pour exercer un légitime droit d'inventaire ou proposer une lecture non conforme de ses romans.

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La célébration du centenaire de la naissance d'Albert Camus a généré une profusion d'ouvrages et il semble encore difficile de lever l'immunité dont jouit désormais dans notre pays cet écrivain trop souvent sacralisé pour exercer un légitime droit d'inventaire ou proposer une lecture non conforme de ses romans.

Salim Bachi, talentueux auteur algérien exilé en France, s'intéressant surtout à l'influence de la maladie sur la formation de l'écrivain et la gestation de son oeuvre, n'a exploré que la période antérieure aux années 1950, cherchant peut-être à éviter la polémique sur la question algérienne. Se glissant dans la peau du jeune Camus dans Le dernier été d'un jeune homme  (1), il est amené à y justifier L'Etranger avec un malaise perceptible, sans que l'on sache véritablement - piège du "je" - s'il s'agit de celui du célèbre écrivain ou du sien. Il semble répondre ainsi, de manière assez peu convaincante à mon sens, aux critiques - toujours vives en Algérie - suscitées par ce petit livre plus complexe qu'il n'y paraît et par sa curieuse interprétation univoque en France comme un simple roman de l'absurde.

Et dans ce contexte, deux livres remarquables d'Yves Ansel, universitaire français spécialiste de littérature, et de Salah Guemriche, journaliste indépendant, essayiste et romancier algérien vivant en France, viennent s'inscrire à contre-courant.

Albert Camus, totem et tabou (Politique de la postérité) (2), passionnant essai dans lequel Yves Ansel revient sur beaucoup d'idées reçues et montre comment – et pourquoi - se fabrique une icône, fut refusé par plusieurs éditeurs avant d'être publié aux Presses universitaires de Rennes. Après une intéressante réflexion sur la littérature et les aléas de la postérité, son auteur y expose sa lecture précise, rigoureuse et très solidement étayée des écrits de Camus, distinguant judicieusement ceux de «l'écrivant» et de «l'écrivain» pour en éclairer la face refoulée touchant à la colonisation et à l'Algérie française. Il analyse les articles journalistiques parfois tendancieux comme les essais et, surtout, les fictions d'où surgit un sens «qui n'était pas programmé». Il consacre ainsi sa quatrième et dernière partie à L'Etranger, dépassant l'analyse littérale et littéraire du texte et des instructifs brouillons ayant conduit à sa version définitive pour s'intéresser au volumineux "paratexte" qui en a biaisé la lecture, et notamment à la fameuse "Explication" de Sartre et à la préface de l'édition américaine ultérieure où Camus, «soucieux de garder la maîtrise sur le sens de son oeuvre», «[profita] de sa position d'auteur pour imposer son mot». Un mot qui, repris complaisamment ou paresseusement par nombre de critiques, formate encore le lecteur dès le lycée où ce court roman a trouvé fortune...

Quant à Aujourd'hui Meursault est mort (3) de Salah Guemriche, il n'a pu sortir pour l'instant qu'en version numérique. Pourtant, cet ouvrage d'une grande vivacité d'écriture, véritable régal d'humour et de fantaisie, d'intelligence et d'érudition s'affirme bien comme un hommage témoignant de l'«attachement» de l'auteur à la «personne» de l'écrivain et de son «respect critique». Adoptant une démarche originale, à la fois profondément ludique et très sérieusement documentée, Salah Guemriche cherche à y approcher le vrai Camus et à comprendre pourquoi cet écrivain et farouche adversaire de la peine de mort a doublement exécuté un Arabe innocent dans L'Etranger.

Pour cela, il entraîne habilement «monsieur Albert» sur son propre terrain : la littérature bien sûr (mais en redonnant une place déterminante au «contexte»), ainsi que cet Alger tant aimé, cette ville un peu hors du temps et curieusement amputée d'une partie de ses habitants où va se dérouler cet essai-fiction s'inscrivant dans le prolongement-même du roman. Plus largement, il se situe sur le terrain universel de l'Humanité, de la Justice et de la Morale qu'occupe désormais de manière un peu abusive la belle image du prix Nobel. Et son héros, «le fils de l'Arabe» tué par Meursault, va affronter loyalement le créateur de l'assassin de son père, utilisant ses propres armes pour le contraindre à un «dialogue implicite» (4), lui qui «répondait rarement à ses interlocuteurs indigènes», et le mettant ainsi face à ses contradictions et ses tergiversations. Un dialogue «forcé», «inégal,... mais vrai et sincère» car l'auteur puise les propos prêtés à Camus dans ses écrits tout en évoquant les faits incontestables que furent ses actes et ses refus d'agir, ses paroles et ses nombreux silences criants.

Deux livres incontournables qui se recoupent souvent de manière fortuite (5), le second pouvant à mon sens toucher un plus large public. Salah Guemriche, maître dans l'art de la digression, sautant du coq à l'âne et procédant «à tours et à détours» sans jamais perdre le fil, y enchante en effet le lecteur de ses mille anecdotes et citations annexes, l'amusant tout en l'instruisant et l'amenant là où il le désire sans jamais se montrer démonstratif. Il dresse ainsi le beau portrait d'un homme complexe «avec ses doutes et ses limites, avec son orgueil aussi, et sa sincérité», son ambition et son «angélisme désarmant», ainsi que celui d'un écrivain qui n'a rien d'un «théoricien de l'absurde» mais a au contraire «beaucoup de sens sur les mains», rejoignant Yves Ansel en cela comme sur la question coloniale.

Si Camus, indéniablement sensible à la pauvreté et aux inégalités, a dénoncé «la misère et (...) l'injustice qui frappaient l'un des peuples d'Algérie», ce qui est tout à son honneur, cela ne fait pas pour autant de lui un précurseur de l'anticolonialisme - comme le fut Montherlant (6) - car il s'est toujours refusé à «remettre en question le système colonial en tant que système arbitraire illégitime, et surtout foncièrement raciste». Cet homme déchiré, imprégné de bien des aveuglements et des préjugés de son milieu, s'est en effet montré incapable de «penser contre la mère (...) contre l'ordre de la tribu, contre l'ordre du sang» (7). Mais qui lui jetterait la pierre ? Pas Salah Guemriche, assurément.

 (Article d'abord paru sur le site du Salon Littéraire le 2/10/13, et légèrement remanié)   

1) Le Dernier été d'un jeune homme, Salim Bachi, Flammarion, septembre 2013, 270 p., 18 €

 2) Albert Camus, totem et tabou (Politique de la postérité), PU Rennes, juin 2012, 204 p., 15 €

 3) Aujourd'hui Meursault est mort, Rendez-vous avec Camus, Salah Guemriche, Amazon, juin 2013, format Kindle téléchargeable sur PC, 495 KB/208 p., 7,11 €

 4) Reprenant cette technique de l'interlocuteur imaginaire adoptée par Camus lui-même dans La Chute

 5) Lorsque Salah Guemriche prit connaissance de l'essai d'Yves Ansel, son manuscrit, achevé, était déjà en lecture chez les éditeurs...

 6) Répondant, semble-t-il, à Maurice Mauviel (Montherlant et Camus anticolonialistes, L'Harmattan, 2012)

 7) Citant l'écrivain algérien Messaoud Ben Youcef, dans un article du Monde intitulé "Fallait-il préférer sa mère à la justice ou affronter les ultras de l'OAS ?" (10/01/2010)

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