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Billet de blog 22 septembre 2016

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Ils sont salvadoriens, ils vivent la terreur au quotidien

Avec une vingtaine d´assassinats par jour et de plus en plus de disparus, le Salvador, petit pays dont la surface équivaut à celle du pays basque, vit une période plus violente que pendant sa guerre civile (1979-1992). Si le gouvernement dénonce la guerre des gangs, la plupart des victimes sont de simples citoyens.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le poète. Tu marches vite la tête baissée, le sol comme seule alternative pour échapper aux enseignes de fast-food. Tu me dis que ces franchises se multiplient car elles ne payent ni impôts ni extorsions. Soumis au double impôt de l´état et des gangs, les petits commerces sont eux contraints de fermer.

Tu consacres ta vie à la poésie même si tu soulignes qu´être poète au Salvador, cela ne sert à rien. Pourtant en te lisant, j´ai senti une bouffée d´oxygène dans mon cerveau saturé de tweets haineux, qui, après chaque assassinat, appellent à l´élimination de la « population contaminée ».

Tu as dédié un poème à ton père, ex guérillero. Tu décris son retour du maquis, ses insomnies et son aversion des enseignes lumineuses. Lorsque nous passons devant celle du supermarché Dollar City, tu me parles de 2001, date à laquelle le Salvador a adopté le dollar comme devise nationale. En conséquence les prix ont triplé, les salaires n´ont pas suivi mais le peuple n´a pas moufté. Tu affirmes qu´après treize ans de guerre civile et un après-guerre encore plus sanglant, les jeunes de ta génération n´ont plus qu´un seul idéal : rentrer sains et saufs à la maison.

La journaliste. Je te montre un reportage paru dans le Figaro Magazine. Il est intitulé Le Salvador, nouvelle pépite. Ton pays est présenté comme un paradis caché. En voyant les photos de plages de rêve, tu te souviens d´un jeune pêcheur que les gangs ont kidnappé et qui n´est jamais réapparu depuis. Un disparu de plus dans un pays où aucune institution n´a été créé pour les rechercher.

Comme de nombreux proches de disparus, les parents du jeune pêcheur ont frappé à la porte de ta rédaction. Tu as accepté de diffuser son portrait dans les pages de ton journal. Tu le fais souvent. Pour toi, le métier de journaliste est avant tout un service au citoyen. Ton salaire est aussi modeste que celui des travailleurs avec qui tu partages la peur lors des trajets en bus. Si un passager te semble louche, tu défais ta queue de cheval et tu camoufles avec ta chevelure, le nom de ton journal brodé surton polo. Un polo qui sert à t´identifier lorsque tu te rends sur le terrain.

Tu affirmes que les zones occupées par les gangs t´effraient moins que les trajets quotidiens. D´ailleurs, avant que tu ne partes travailler, ta mère demande toujours à te « saluer » : son regard s´attarde sur toi, remplissant une fiche signalétique imaginaire au cas où tu ne reviendrais pas.

L´écolier. Tu as onze ans, tu viens de découvrir en classe les Histoires extraordinaires d´Edgar Allan Poe. Des nouvelles qui trouvent un écho en toi à cause de l´ambiance de menace constante dans laquelle tu grandis. En 2015, la violence à l´intérieur et à l´extérieur des établissements est la première cause de désertion scolaire. 

Face aux élèves victimes de viols et de recrutements forcés, les profs sont impuissants. Certains ont résisté au prix de leur vie comme Sandra Rivera Angel, enseignante en mathématiques assassinée le 14 février 2016 pour avoir pris la défense de ses élèves harcelés. Et toi comment survis-tu? Peux-tu leur résister?

Tu ne me parles pas du harcèlement des gangs mais de celui des militaires. Lors d´une descente dans ton quartier, ils ont embarqué ton oncle alors qu´il essayait de vivre sa vie sans se mêler aux gangs. Son arrestation a été pour toi l´injustice de trop. Depuis tu ne penses plus qu´à émigrer. Tu n´as rien à perdre : ta mère t´a confié à ta grand-mère alors que tu n´avais que trois jours. Ton père croupit en prison. Tu fais partie de ces « orphelins de parents vivants » qui de plus en plus nombreux et de plus en plus jeunes, décident d´émigrer.

Je pense à un autre « orphelin de parents vivants » David Orellana, dix ans. Ses parents installés en Virginie lui avaient envoyé un passeur mais il ne l´avait pas suivi, refusant d´abandonner sa grand-mère qui l´avait élevé. Le 11 juillet 2014, alors qu´il rentrait de l´école, David Orellana a été kidnappé par un gang. Son corps dépecé a été retrouvé le lendemain sur les berges d´une rivière.

La famille de déplacés.[1] Ils sont venus chez vous. Ils vous ont demandé la somme de 1500$. Votre oncle a négocié  mais ils ont refusé les 800$ qu´il leur offrait. Ils vous ont posé un ultimatum pour le lendemain. Deux voitures se sont garées sous vos fenêtres. Leurs occupants ne se sont pas cachés. Toute la nuit, ils ont écouté de la musique à fond. 

Le lendemain, votre oncle leur a remis la somme demandée. Mais ils ne sont pas repartis, ils ont continué à vous surveiller. La semaine suivante, votre oncle n´est pas rentré du travail, ils l´ont tué. Votre tante est partie le jour même juste avec les vêtements qu´elle portait sur elle.

Vous n´avez plus osé mettre le nez dehors. Mais quelques jours plus tard, vous avez fini par leur laisser votre maison. Vous dites qu´en sortant de prison, ils ont besoin d´un toit, qu´ils choisissent des maisons discrètes, qu´ils expulsent des citoyens lambda. Vous n´avez pas porté plainte. Dans votre quartier, tout le monde sait qu´ils ont leurs espions au sein de la police.

Vous vivez cachés, vous n´avez pas quitté votre commune. Vous ne savez pas où aller. Si vous déménagez dans un territoire ennemi du gang que vous fuyez, vous savez que vous serez repérés et qu´ils vous tueront.

Le Maire.  Je vois, j´écoute et je dénonce lit-on sur le panneau d´entrée de ta petite ville. Un slogan détourné du Vois, écoute et tais-toi que les gangs écrivent sur les murs des quartiers qu´ils occupent.

Tu me dis que pour empêcher les gangs de s´implanter dans ta commune, tu as inventé une méthode qui repose sur la qualité du lien entre maire, police, église et citoyens. Tu as d´ailleurs offert à tes citoyens, un portable avec appels illimités vers le numéro de la mairie. Ces derniers t´ont surnommé « le sheriff », car ils t´aperçoivent souvent mitraillette au poing, en train de patrouiller.

Malgré les menaces, tu tiens à te rendre dans les quartiers les plus isolés pour montrer aux gangs que tu ne leur cèderas aucun mètre carré de ta commune. La menace est permanente, les bourgs avoisinants étant occupés par les gangs.

Tu m´invites à les traverser en voiture pour que je voie la différence. Tu me montres un arbre centenaire qui délimite une frontière puis  un champ de terre rouge qui sert de cimetière clandestin et un rocher au bord d´un sentier que les gangs ont utilisé pour t´embusquer.

Nous croisons aussi un groupe de femmes qui viennent de se ravitailler en eau. Tu ouvres la vitre de ta voiture pour leur annoncer qu´elles auront bientôt l´eau potable et qu´elles ne devront plus parcourir des kilomètres à pied.

Sous un soleil de plomb, malgré le poids de leur récipient, elles t´écoutent sans se départir de leur sourire. Et pourtant, tu t´es lancé dans un discours interminable… Seule l´une d´elles s´est détournée. Tu me dis qu´elle a perdu son fils, assassiné par son propre gang. Tu me le répètes bien fort pour qu´elle se sente humiliée. Où est le lien de qualité avec tes citoyens ? Tu n´es qu´un politicard qui divise pour mieux régner. Six mandats ? J´aurais dû me méfier.

L´Ex guérillero. Tu aurais pu retourner ta veste comme l´ont fait certains ex guérilleros qui se sont accaparés du pouvoir une fois la guerre civile terminée. Mais tu es resté dans le même quartier. Un quartier qui a accueilli les réfugiés pendant la guerre civile. Tu es le directeur d´une école maternelle que tu essayes de maintenir à flot.

Deux adolescents t´attendent devant. Ils te remettent une enveloppe et repartent aussitôt. Leur présence m´a stressée, font-ils partie du gang du quartier ? Comment le savoir ?

La nouvelle génération ne se tatoue pas de la tête aux pieds. Pour échapper aux politiques « mains dures », ils se tatouent à des endroits discrets  près des parties génitales ou à l´intérieur des lèvres.

Tu me dis que les deux adolescents font bien partie d´un gang mais que tu as confiance en eux. La plupart sont passés par ton école. Tu accueilles aujourd´hui leurs enfants. Tu ne me parles pas de l´enveloppe qu´ils t´ont remise… J´imagine qu´elle contient une demande d´extorsion mais devant le poulailler vide, je comprends que l´extorsion, ils te la font payer en nature.

Tu me parles des parents d´élèves qui chaque année se cotisent afin d´offrir des poules pour le petit déjeuner des enfants. Tu leur as dit  d´arrêter : de toute façon, les gangs volent les poules pour ravitailler leurs camps d´entrainement. Les camps d´entrainement, je les associe à la guérilla. Mais les gangs ne s´embarrassent pas d´idéaux. Et toi ? As-tu gardé la flamme ? En traversant le potager avec son carré de plantes aromatiques bien alignées, je me dis que oui, tu l´a gardée.

L´ex future migrante. Tu pianotes sans discontinuer. En plus de la gestion des réservations, tu t´occupes de l´accueil, du ménage… Tu es la seule employée de cette pension. Tu dors sur place, disponible 24 sur 24 et 7 jours sur 7.

Ce dimanche, ta mère est venue te rendre visite. Nous bavardons sur le canapé en regardant la télé. Soudain, elle me surprend par le récit de tes tentatives de migrer aux Etats-Unis. J´apprends qu´en traversant le Mexique, tu as été kidnappée par la mafia des Zétas.

Les Zétas contrôlent la route migratoire. Ils kidnappent les migrants afin de soutirer à leurs proches la somme réservée au passeur. Ils ont réclamé 2300$ pour te libérer. Comme ta famille ne pouvait pas payer, ta mère n´avait plus qu´à prier…  

Alors que tu arroses les plantes dans le patio, je t´observe à la dérobée: visage froissé, regard flottant, maigreur extrême…J´avais cru que ta fatigue était due à une surcharge de travail mais non tu es dans cet état car cela fait à peine deux mois, que tu t´es échappée de la maison de torture des Zétas. Tu t´es livrée à la police migratoire qui t´a jetée en prison puis expulsée. Tu n´as pas eu droit à un psy ni à un temps de récupération.

Le blessé officiel de ta famille c´est ton père, ex guérillero qui vit avec un éclat de grenade dans la tête. Tes blessures à toi sont invisibles. La dette contractée avec ton passeur ne te laisse pas le temps de les refermer. Tu as échappé aux Zétas mais tu restes prisonnière du cercle vicieux de la migration : dès que tu le pourras, c´est sûr tu repartiras…


[1] Témoignage recueilli par le groupe d´études sur les déplacés internes du Salvador.

http://gmies.org/mesa-de-desplazados-forzados/

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