Alors que le Marmaray subit les affres de la presse après deux incidents techniques, survenus le lendemain de son ouverture au public, le pouvoir, gentillement aidé par le reste de la classe politique, remet sur la table, le port du voile dans les institutions publiques, légalisé par le « paquet démocratique » récemment offert et déterminé unilatéralement par le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan (1) (2).
Comme s’il n’était pas suffisant d’interdire à la presse de descendre dans le tunnel ou encore de balayer l’affaire en imputant ces incidents à de petits rigolos ayant tiré la sonnette d’alarme à trop de reprises, le port du voile dans les institutions publiques, sujet de prédilection du parti au pouvoir, et de l'opposition, s’impose dans le débat public et fait la couverture de tous les médias turcs. Ce sujet redondant ne laisse plus une minute pour revenir sur les défauts du projet Marmaray, « rêvé par le Sultan Abdulhamid et réalisé par Recep Tayyip Erdogan » comme le décrit une jeune femme tentant de faire passer un mot doux au Premier Ministre par le biais de ses gardes du corps.
Avant la cérémonie d’ouverture, le Marmaray, inauguré spécialement le jour du 90ème anniversaire de la République turque, avait été mis en avant, de sorte que tout portait à croire que le Premier Ministre l’avait creusé de ses mains. Les célébrations traditionnelles, marches et chants en rouge et blanc dans les rues, passeront inaperçues.
Ce mardi 29 octobre, une hystérie générale gagne la rive asiatique autour de la station d’Uskudar. Quelques milliers de partisans venus « remercier Tayyip » sont au rendez-vous, les autres sont priés de se taire. A Taksim, rive européenne, l’ambiance est électrique. Quelques manifestants sont vite contenus par un dispositif policier considérable, qui en l’espace d’une heure, disperse les protestataires à coup de canons à eau et de bombes lacrymogènes.
A Uskudar, au-dessus de l’édifice, de gigantesques portraits du Premier Ministre Erdogan, du Président Gul et de Mustafa Kemal Ataturk volent dans le ciel. De petits stands du Parti de la Justice et du Développement (AKP) sont installés à chaque entrée pour inciter la foule entassée à adhérer au parti. Les casquettes Marmaray couvrent les têtes des supporters, pris au piège entre de grandes barrières de métal, et les drapeaux du Parti AKP flottent sur le parterre dévoué. Le Premier Ministre et ses invités, parmi lesquels figure curieusement le Président somalien appelé à parler à la tribune, sont acclamés comme de véritables stars. Le Premier Ministre japonais, saluant la coopération turco-nippone, fait une intervention discrète ne manquant pas de rappeler le dossier pour lequel il passe une petite semaine en Turquie : la négociation d’une 3eme centrale nucléaire, dont la France serait aussi à l’initiative. Les groupies les plus âgées perdent connaissance. La sécurité et la police sont dépassées devant la ferveur et l’impatience du public. Les Stambouliotes qui se réjouissent de pouvoir traverser le Bosphore en 4 minutes, mais qui ne sont pas des inconditionnels du Premier Ministre, n’ont pas fait le déplacement. Il est clair que c’est lui que nous attendons ici.
Finalement, Recep Tayyip Erdogan apparaît, accompagné par le ballet des bateaux de garde-côtes nous offrant un festival de jets d’eau. Sur une musique ottomane anxiogène, il fait son entrée et finit, comme à son habitude, par se balader sur la scène avec son micro pour vanter les mérites de l’action politique menée depuis 11 ans. Nous en oublierions presque qu’il s’agit d’inaugurer le train enfoui à 62 m en-dessous de la surface de l’eau, dont les Japonais sont aussi à l’origine. L’actuel Maire de la ville et le Gouverneur restent en retrait, Recep Tayyip Erdogan est plébiscité.
Son discours fait référence aux travaux réalisés dans la mégalopole. Du Métrobus aux projets de 3ème pont et de 3ème aéroport, tant décriés par les défenseurs d’une politique urbaine plus verte et surtout moins liée aux grandes « holdings » du pays, tout y passe. Les Stambouliotes sont remerciés et les références religieuses parsèment la rhétorique du chef bienveillant. Le cordon est coupé. Le Marmaray est mis en service.
Cette journée parfaite se termine sous les feux d’artifices, des tonnes de poudre lancées au-dessus du Bosphore depuis le pont construit lui aussi avec les Japonais au début des années 70.
Mais voilà, l’effet sera de courte durée, car le lendemain alors qu’une journaliste locale fait un reportage en direct depuis le train, les haut-parleurs annoncent une panne électrique et l’évacuation, à pied, des passagers du Marmaray. La presse relaie la nouvelle, mais très vite, il est interdit de filmer le tunnel. Les critiques fusent et le gouvernement est accusé d’avoir mis à disposition le Marmaray trop tôt pour des raisons politiques et électorales. Effectivement, nous pouvons relever que le Directeur général des travaux pour le Ministère des transports, Monsieur Metin Tahan, a déclaré fièrement à l’Agence France Presse que les tests « qui auraient du être réalisés sur une période de 4 mois ont été tous remplis en 2 mois. Un temps record ! ». Il poursuit en expliquant d’ailleurs que la dernière année des travaux, les équipes travaillaient nuit et jour dans la boue, pour que la date soit respectée. Ainsi, les Stambouliotes inquiets se demandent s’ils peuvent emprunter le Marmaray en toute sécurité. La grogne résonne dans les réseaux sociaux et des vidéos amateurs sèment encore un peu plus le doute.
Aucune pirouette possible, les faits sont là. Les détracteurs du projet, prévu pour désengorger le trafic monstrueux de la ville, finissent par regretter que le tunnel n’ait été ouvert qu’une fois les ramifications avec le métro terminées, soit pas avant 2014 voire 2015, deux années électorales importantes pour la Turquie (3). Si le projet est véritablement une solution des plus écologiques et désintéressées pour permettre aux Stambouliotes de se déplacer, sa fiabilité est désormais mise en cause.
Il faut rebondir. Resté jusqu’alors en dehors de la polémique, l’AKP, embarrassé, met l’index sur le débat concernant le port du voile en accusant l’opposition de fascisme. Cette accusation fait suite aux propos tenus par une députée du Parti Républicain du peuple (CHP), dénonçant ce qu’elle qualifie d’« exploitation de la religion » et de tentative visant à « éliminer le principe de laïcité » par le pouvoir. Ces critiques n’avaient pas fait couler beaucoup d’encre jusqu’à ce que le Premier Ministre, en personne, commente ce fait d’actualité.
« Comment peut-on dire que le voile est un symbole politique? Il faut vraiment être ignorant pour ne pas savoir que c’est un commandement de notre religion. » tweetait Recep Tayyip Erdogan le 30 octobre au soir.
Ce jeudi, quatre députées AKP, qui n’étaient pas voilées lors de leur élection, se sont présentées voilées au Parlement. Les télévisions et la presse écrite, forcées de mettre de côté la polémique concernant le Marmaray, reviennent en cœur sur le sujet. Une fois encore, la Turquie est rattrapée par la bataille entre la fronde anti-gouvernementale laïque et les partisans de l’introduction du fait religieux dans la sphère publique. Le gouvernement est ainsi dispensé de commentaires sur le projet Marmaray.
En fait, la question du voile n’est pas tant une question de société qu’un outil de communication politique, car lorsqu’ils sont interrogés les Turcs ne remettent plus en doute la légitimité de choisir ou non de le porter. Le débat a fait son chemin dans les mentalités avant même l’arrivée de l’AKP. Les villes turques se développent depuis le milieu des années 90, qui marquent le début de l’industrialisation de la Turquie moderne. L’exode rurale est le premier facteur expliquant le fait que de plus en plus de femmes turques portent le voile en ville. Ce qui a changé avec la victoire de l’AKP en 2002 est que la Première Dame est voilée et que les femmes voilées sont de plus en plus visibles et confiantes de le porter. Les universités publiques ne peuvent plus refuser les jeunes femmes qui souhaiteraient étudier la tête couverte. La discrimination est un fait très minoritaire qu’il est mensongé de brandir, aujourd’hui en 2013, en Turquie, comme une grande menace sur la démocratie.
Du coup, que s’est-il passé cette semaine ?
Cette semaine ressemble finalement aux autres. Les politiques et eux seuls ont fait l’actualité. Les grandes constructions et la question du voile restent en Turquie des outils très puissants de communication, d’un côté comme de l‘autre de l’échiquier politique. Si le gouvernement actuel revient en permanence sur ces questions c’est aussi pour éviter un dialogue plus large sur les fondements de la nouvelle Turquie et tout porte à croire que l’opposition rechigne à engager ce dialogue : une partie de l’opposition ne s’intéressant qu’à la question kurde, l’autre qu’aux valeurs kémalistes.
Les Turcs sont conscients de l’exode rurale massive. Ils savent aussi que les villes explosent, que les travaux sont nécessaires et que la croissance économique du pays fait rêver les Européens. Ils sont conscients de l’implantation grandissante des confréries, de la place grandissante de la religion musulmane sur la scène internationale et dans le politique en général. Ils font la différence entre la stratégie politique et l’engagement politique. Les Turcs ne sont pas dupes. Ils savent « vivre ensemble » contrairement à ce que nous lisons bien souvent. Les discriminations en Turquie sont peut-être moins marquées que dans les pays de l’Europe de l’ouest, contrairement à ce que laissent entendre les diasporas anatoliennes à l’étranger. Le politique, quant à lui, a plutôt tendance à vouloir leur enlever ce droit au « vivre ensemble », comme il confisque l’actualité et de ce fait, le droit au dialogue.
En Turquie, il semble plus juste de chercher le vrai débat sociétal en dehors des feux des projecteurs. Ce qu’une partie du peuple a tenté de soulever en juin dernier, témoigne du rejet d'une autocratie latente, de la confiscation du débat par un clan et quelques nantis passifs. Ce qui concerne le peuple, c’est l’avenement d’une bourgeoisie ultra-conservatrice mais ultra-libérale au pouvoir, le maintien d’une oligarchie aux racines profondes et qui n’est pas déstabilisée par un gouvernement qui se déclare pourtant ne pas pratiquer une politique en faveur des riches. Ce qui concerne le peuple, c’est l’ampleur de leur contrôle sur les institutions et le secteur privé, et la façon dont ces acteurs développent leur influence et leur capital. La véritable question, auxquels les Turcs attendent de répondre, n’est pas tant si le voile est un signe de l’islamisation du pays ou si les politiques de la ville sont compatibles avec la préservation du patrimoine. La véritable question que pose le peuple turc est celle de la répartition des pouvoirs et des richesses entre les classes, les territoires et les clans, comme dans beaucoup d'autres pays européens…
(1) Pour en savoir plus sur le paquet démocratique, lire : le papier du Professeur Jean Marcou « Recep Tayyip Erdogan rend enfin public son «paquet de démocratisation» » http://ovipot.hypotheses.org/9438
(2) Pour comprendre les enjeux du tunnel Marmaray, lire : « Turquie: inauguration d’un tunnel sous le Bosphore, reliant l’Asie à l’Europe » http://www.liberation.fr/monde/2013/10/29/la-turquie-ouvre-marmaray-un-premier-tunnel-entre-l-asie-et-l-europe-sous-le-bosphore_943173
(3) En mars 2014 se tiendront les élections municipales. Les élections législatives se dérouleront dans le courant de l’année 2015.