L'Etat turc est souverain et sa légitimité, comme celle de nombreuses Républiques ou monarchies parlementaires, repose sur ce que Max Weber s'est attaché à étudier dans Économie et société mais également dans Le Savant et le Politique, une forme légale de domination du peuple (1). La direction administrative du pays permettant l'application des règlements par le monopole de la contrainte grâce à la police et la justice, le pouvoir turc s'appuie sur les mêmes institutions et le même système de fonctionnariat que les régimes parlementaires et présidentiels européens.
Néanmoins, depuis 2002, ce pouvoir, qui est aussi légitimé constitutionnellement par l'exercice sécularisé de son administration, puise paradoxalement son essence dans une forme exceptionnelle de domination basée ici sur l'ultra majorité sunnite du pays, mais encore sur une forme charismatique d'exercice du pouvoir confisqué par une large classe populaire dont Recep Tayyip Erdoğan est le héros, le vengeur, celui qui soigne les maux dont la “ Turquie blanche ”, à la tête de l'État si longtemps, est tenue pour responsable (2).
En effet, Erdoğan et son gouvernement incarnent la réussite d'une Anatolie se sentant autrefois méprisée par les élites urbaines et laïques et qui s'est profondément endurcie, par un phénomène sociologique de repli communautaire, imprégnée du sunnisme le plus indifférent des libertés individuelles au sens occidental et positiviste du terme, préférant la sauvegarde du clan à l'épanouissement de l'individu.
C'est ainsi que dans sa déclaration sur le nombre d'enfants que les mères turques doivent porter, son électorat voit, contrairement à la Turquie libérale soucieuse de défendre un idéal occidental du traitement des individus, le geste paternel du chef de clan. Ils n'y voient pas une façon de contraindre les femmes ou les couples mais le retour d'un patriarcat oriental bienveillant, un conseil et une directive en faveur du “ bien commun ”.
La légitimité de ce pouvoir, qui ne manque pas une occasion de rappeler qu'elle est réelle en agitant au nez des médias et de ses opposants l'argument du résultat des urnes, est traditionnelle et charismatique, car elle revêt « un caractère exceptionnel, reposant sur la croyance quotidienne en la sainteté de ceux qui sont appelés à exercer l’autorité par ces moyens » et s'appuie sur la « soumission au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne » (1).
Erdoğan est fort de cette assise confortable qu'il anime en faisant la démonstration permanente de son attachement à la tradition mais surtout en actionnant les leviers classiques permettant de mobiliser les conservateurs contre ce qui leur fait le plus peur et qu'il donne l'impression d'écarter ou de contester. Ainsi, lorsqu'il s'oppose à Shimon Peres à Davos ou se prononce en faveur des Frères Musulmans en Égypte, ce n'est pas tant la politique néo-ottomane appelée de ses vœux par son ministre des affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, son dans son livre-combat Profondeur stratégique, qu'Erdoğan défend. Il s'agit pour lui de mimer le procès du Traité de Sèvres, des coups d'État successifs qui ont écarté les conservateurs du pouvoir en Turquie et de la sécularisation kémaliste forcée des institutions, pour maintenir sa légitimité charismatique. Tous ses efforts paient d'autant plus qu'il a, avec sa garde rapprochée, aligné les éléments matériels de ce succès en permettant notamment l'exode rural accéléré des couches populaires, offrant peu à peu les villes aux Anatoliens, opposant intellectualisme et savoir-faire, abandonnant le corporatisme pour la production de masse, réduisant le protectionnisme et introduisant le libéralisme économique comme le moyen pour le clan de lutter contre les “ Empires ”, grâce auxquels ils vivent sous perfusion.
En faisant bénéficier la classe populaire anatolienne de richesses dans une période de temps extrêmement courte, il a gonflé les portefeuilles et conquis les cœurs.
Peu importe que tout cet or ne soit que le produit de la liquidation du trésor du clan, c'est-à-dire de la dette et de la vente du patrimoine culturel et des ressources économiques du pays, les conservateurs jouissent à présent des recettes, après des siècles à l'ombre des monarques éclairés ou des républicains décidant de la maigre pitance qu'il resterait aux Anatoliens une fois les villes et la cour des élites servies.
Désormais les Turcs vivent à crédit, mais Erdoğan leur a offert les moyens, provisoires certes mais bien réels, de lever la tête.
Onze ans de gouvernance arrachés aux mains de l'armée et de la “ Turquie blanche ” grâce au processus démocratique et à la sueur de son front, négociant d'une part le besoin insatiable de confort, qu'il a créé pour assurer sa place, avec les grandes puissances internationales, et épuisant d'autre part tous les éléments du discours traditionnel, ont installé le doute dans l'ensemble de la société, avec crainte pour certains ou avec plaisir pour les autres, sur la valeur rationnelle de son pouvoir légal.
« Pour durer, toute domination doit faire naître et renforcer une croyance en sa légitimité. L'État, pour asseoir sa domination et la faire accepter aux gouvernés, doit exercer son pouvoir d'une manière qui apparaisse juste et fondée, les gouvernés acceptant de lui abandonner le monopole de la violence légitime. » (1)
N'apparaissant aujourd'hui que comme le chef d'un clan, usant de la justice et de la violence légitime avec démesure contre ceux qui lui résistent, Erdoğan doit affronter la Turquie sédentarisée depuis l'instauration de la République dans les villes, celle qui a accueilli la libéralisation comme un moyen de récuser un passé économique et politique douloureux en faisant son devoir de mémoire et en confirmant son attachement aux valeurs occidentales ou encore celle qui finit par ne plus pouvoir accepter les réformes soit parce que trop globalisantes, soit parce que trop obscurantistes ou contraires à un champ de valeurs kémalistes encore vivantes en Turquie.
Le mouvement Occupy Gezi n'a pas surpris Erdoğan mais il n'avait sûrement pas évalué la possibilité de fédération, bien que très circonstancielle, des oppositions. Devenu rapidement le moyen de cristalliser la fronde antigouvernementale jusqu'alors limitée aux discussions parlementaires, aux discussions de comptoir ou aux repas de famille, le mouvement Gezi est le premier élan citoyen à rassembler les défenseurs connus et inconnus du patrimoine turc et à mettre en danger l'écrasante domination de l'AKP sur l'échiquier politique turc. Il ne s'agit plus de la destruction du patrimoine dont la “ Turquie blanche ” se préoccupe comme le cinéma Emek ou la gare d'Haydarpaşa. Il ne s'agit plus de la lutte contre l'expansion urbaine, symbolisée par les barres « TOKİ », répliques des immeubles qui couvrent les quartiers périphériques des grandes villes européennes, pensée sur le court terme et copiée sur le modèle européen des années 70 montrant déjà ses limites économiques et sociales (3). Il ne s'agit plus de la lutte pour l'égalité et le respect des droits des minorités ou encore de la défense d'une poignée de militaires, de parlementaires et d'intellectuels tombés dans la spirale d'un gigantesque procès d'État, connu sous le nom d’ « Ergenekon » (4). Le mouvement Gezi est l'expression d'un ras-le-bol qui traverse presque toutes les couches de la société et pose la question de l'avenir d'un pouvoir dont les actes sont perçus comme injustes et infondés.
N'ayant pas été pris au dépourvu et n'ayant surtout et à aucun moment remis en question sa gestion de la crise de confiance dont le mouvement Gezi témoigne, Erdoğan semble aux yeux des Turcs contestataires et d'une partie de ses partenaires étrangers, ne plus faire cas de la balance entre le légal et le rationnel. Dès lors, la question de la longévité de son règne à la tête d'une société plurielle devient un enjeu.
Erdoğan et son gouvernement ont beau se débattre et multiplier les déclarations de politique interne et de politique étrangère, ils ne parlent plus qu'à leur clan. Ils ne s'adressent plus qu'à un électorat conquis et acquis à leur cause dans les débats relancés sur les mauvaises intentions des puissances extérieures et sur l'islamophobie rampante des sociétés occidentales.
En conséquence, la nouvelle législature promet d'être tumultueuse et les partis d'opposition représentés au Parlement pourraient, s'ils décident de faire entendre les doléances de Gezi, empêcher l'AKP d'exercer son pouvoir législatif.
Si le gouvernement se voyait priver de sa domination légale et ne pouvait pas mener à terme sa réforme constitutionnelle visant à établir un régime présidentiel, alors Erdoğan pourrait être contraint d'adopter un autre discours ou de radicaliser encore un peu plus son emprise sur le pouvoir, sans quoi il devra compter les jours de son parti à la tête de l'État.
Les prochaines échéances électorales sont proches et il n'est pas certain que la Turquie ne connaisse pas à nouveau la problématique des coalitions gouvernementales (5). Erdoğan et sa possible succession au sein de l'AKP risquent de se heurter à ce problème, qui réduirait alors toutes leurs chances de mener la politique conservatrice et capitaliste initiée depuis 2002.
Cette politique est entendue par les citoyens turcs comme répondant à une certaine éthique, pieuse, solidaire et traditionaliste. Elle réjouit comme elle agace. Alors que les partisans du mouvement Gezi lui demandent des comptes, suite aux violences policières et suite à l'autoritaire réponse qu'ont reçu les manifestations, à trop s'enfoncer dans un discours chargé de convictions, Erdoğan ne laisse que très peu de place à ses responsabilités républicaines.
Aujourd'hui, un discours de soutien aux peuples arabes et favorable à une intervention en Syrie, ce qui est perçu par une partie de l'opinion publique comme d’éviter ses responsabilités internes, lui est vivement reproché. Il n'est plus concevable pour les contestataires qu'Erdoğan se présente en figure internationale représentant une certaine éthique en politique internationale, alors qu’il ne s’est pas excusé auprès des familles des victimes des affrontements et qu’il pleure en direct sur une chaine de télévision turque, à la lecture de la lettre d’un dirigeant des Frères musulmans à sa fille victime des débordements de la crise politique en Égypte.
Dans la perspective des élections, il serait peut-être préférable qu'Erdoğan et son parti adoptent une attitude plus conciliante et répondent de leurs actions politiques, avant de crisper plus encore les dissidences internes en se rêvant en tant que leaders d'une politique régionale pour laquelle ils revendiquent des postures très déterminées et paradoxales au regard de leurs discours concernant l'Égypte.
Il n’est plus possible de conforter son clan d'un côté, en avançant l’argument de la solidarité sunnite, et de se déclarer contre l’ingérence occidentale tout en faisant partie d’un dispositif atlantiste pour une intervention en Syrie. Il n’est plus possible de réclamer la démocratie pour les peuples voisins et de ne pas écouter les revendications de l’opposition dans son propre pays. Trouver un juste milieu entre une “ éthique de responsabilité ” et une “ éthique de conviction ” et sûrement éviter d'envenimer les problèmes politiques, sociétaux, sociaux mais aussi économiques de la Turquie, passent par un discours plus rationnel et cohérent et une évaluation plus prudente du potentiel de cette puissance émergente et de sa multiculturalité (6).
(1) Max Weber, Economie et société, collection Agora, Plon, 2003. Le savant et le politique, Plon, 1995.
(2) La “ Turquie blanche ” est une expression désignant les citoyens privilégiés vivant dans les grandes agglomérations turques, globalement bien éduqués et très attachés aux valeurs kémalistes et occidentales, souvent patriotes et nationalistes modérés.
(3) Pour plus d’informations sur ce phénomène sociologique et urbain, il est possible de visionner le documentaire Ekümenpolis de Imre Azem.
(4) Pour comprendre les rouages de l’affaire « Ergenekon », consulter le site internet de l’Observatoire de la vie politique turque. Rédacteurs en chef : Jean Marcou et Elise Massicard.
(5) Les élections municipales auront lieu en mars 2014; les élections législatives en 2015, si l'AKP ne réussit pas à faire adopter sa réforme constitutionnelle avant la fin de son 3ème mandat.
(6) Si la croissance turque a connu de belles années, la Turquie n'est plus à l'abri de la crise économique internationale. La livre a perdu beaucoup de valeur et les investissements étrangers se font plus rares. De plus, le peu de considération accordée à la Turquie autour de la table au G20 de Saint-Petersbourg jeudi dernier, ou encore le fait que son nom n’ait pas été cité par les grands dirigeants occidentaux favorables à une intervention en Syrie, montre clairement qu'Erdogan n’est une figure de proue internationale que pour ses électeurs et quelques alliés en bien mauvaise posture, comme les Frères musulmans en Egypte.