Camille Antunes Senturk
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Billet de blog 19 mai 2014

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Soma, peut-on se relever indemne de tout cela?

Le soir du 13 mai 2014, à l’entrée de la mine de Soma, les mineurs et les familles qui attendent dans la poussière et les lumières aveuglantes du ballet des ambulances dénoncent déjà les conditions de travail de cette exploitation.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le soir du 13 mai 2014, à l’entrée de la mine de Soma, les mineurs et les familles qui attendent dans la poussière et les lumières aveuglantes du ballet des ambulances dénoncent déjà les conditions de travail de cette exploitation. Déjà, dans la nuit la plus longue que de nombreuses familles n’aient jamais vécu, dans l’attente interminable d’un signe de vie de leurs proches restés dans le puits, la foule amassée partage son désespoir et ses doutes.

Un homme raconte  : «  moi je peux vous le dire, ça fait trois jours que ça chauffe, trois jours qu’on bout là-dedans. Ce n’est pas une simple explosion électrique qui a pu déclencher ce feu, ce n’est pas normal qu’on nous fasse travailler dans ces conditions.  » Derrière lui, un collègue bondit et rajoute  : «  De toute façon ici, les syndicats sont une simple formalité, ils sont du côté des patrons. Nous travaillons sans sécurité et en plus nous ne gagnons pas grand chose, la direction ne pense qu'à l'argent.  »

Les mineurs sont remontés contre Soma Kömür İşletmeleri AŞ, l’entreprise qui exploite le puits où s’est déclenché le feu vers 15h30, et les familles, qui arrivent au compte-gouttes, parfois à huit dans une voiture empruntée au village, ne croient pas à la fatalité. Les maris, les fils et les frères qui sont coincés dans la mine n’auraient pas du mourir asphyxiés dans ces galeries. Les exploitations minières de la région qui font vivre tant de familles, qui fournissent tant de poêles turcs en charbon et surtout qui alimentent l’Etat turc pour le fonctionnement de ses centrales électriques auraient dû être mieux sécurisées.

Devant l’hôpital de Soma, les familles attendent. Dans les rues de Soma, les commerces sont fermés. Le cimetière est rempli, les enfants enterrent leurs pères, les femmes, sous un soleil de plomb, versent une amphore d’eau pour accompagner le voyage de l’être perdu comme le veut la tradition. Les imams se relaient au chant et un homme avec des centaines d’étiquettes jaunes à la main guident les services funèbres jusqu’aux tombes creusées à la pelleteuse qui retourne encore la terre. Pas un membre du gouvernement n’est présent, Recep Tayyip Erdoğan et sa horde de gardes du corps ne sont pas là. Le Premier ministre est en ville, réfugié momentanément dans un supermarché au moment où la tristesse des habitants se transforme en colère. Ses mots sont durs et un proche conseiller est photographié alors qu’il frappe un manifestant déjà mis au sol par les forces de sécurité.

La police est partout depuis l’arrivée du Premier ministre. Certaines rues sont bloquées pour que le cortège de l’homme fort de la Turquie puisse circuler. Un policier antiémeute est posté tous les cent mètres sur la ceinture de la ville. Recep Tayyip Erdoğan qui, la veille, avait tout de suite listé les catastrophes minières du siècle dernier pour minimiser cet accident d’un autre âge, laisse son ministre de l’Energie, Taner Yıldız, annoncer deux fois par jour le sinistre décompte des hommes tombés, avant de rentrer à Ankara.

Soma n’est pas une ville inconnue pour Taner Yıldız, le groupe Soma ne lui est pas inconnu non plus. En juillet 2013, le ministre de l’Energie était venu inaugurer une autre exploitation du groupe. Il avait certifié la qualité des technologies employées et avait rappelé l’importance de la sécurité et de la santé des mineurs. Sur le site internet de son ministère, le gouvernement se félicite d’avoir, entre 2009 et 2014, «  multiplié par cinq le rendement des mines en seulement cinq ans  ». Seulement aujourd’hui, ce qui est décrit comme une prouesse technologique, une avancée économique, qui a pu être réalisé grâce à la privatisation de l’exploitation de nombreuses mines en Turquie, a un prix. Le bilan est effarant  : 301 morts.

Au matin du quatrième jour enfin, le groupe Soma s’adresse à la presse. A la table, trois responsables locaux en habit de chantier, moribonds, en sueur et titubants lorsqu’il s’agit de montrer avec une baguette de bois les installations de la mine projetées sur le mur derrière eux, perdent leur latin devant un parterre de journalistes indisciplinés, d’habitude si dociles. La presse mitraille et les hommes avouent finalement l’absence de chambre de refuge dans leur mine. Mais observant ce pugilat si peu commun en Turquie, un quatrième invité assis lourdement dans sa chaise, Alp Gürkan, le Président du groupe, recuse calmement toute négligence en levant au-dessus de sa tête, une photo des mineurs travaillant sur des engins mécaniques. Cet homme, qui dans une interview donnée au journal Hürriyet en 2012 s’était félicité d’avoir fait baisser le coût de l’extraction d’une tonne de charbon de plus de 80%, n’affiche aucune émotion.

Le doute, la colère, la tristesse et la douleur ont envahi depuis le mardi 13 mai le peuple turc. Des manifestations s’organisent dans plusieurs villes du pays, réprimées partout par l’armée de policiers du gouvernement Erdoğan, qui malgré les circonstances, n’hésite pas à utiliser gaz lacrymogènes et canons à eau contre les manifestants. Certains sont arrêtés. Des avocats venus conseiller juridiquement les familles des victimes sont placés en garde à vue. Les recherches se terminent, les équipes se retirent et la mine est murée, bien que tout le monde attende impatiemment le résultat de l’enquête promise par le gouvernement. L’équipe d’imams envoyés par le régime à Soma, dans le but de faire accepter la providence divine dont résulte cet accident, continue son prêche. Mais la catastrophe minière de Soma n’est pas anodine.

Ce n’est pas un accident qui peut être imputé uniquement à la dangerosité du métier ou une fatalité. Recep Tayyip Erdoğan le sait, les gesticulations de sa garde rapprochée, accusant comme toujours l’opposition de récupération et sous-entendant une fois encore un possible complot, ne suffiront pas à éteindre ce feu. Il faut décapiter le groupe Soma avant que ce soit sa gestion ultra capitaliste bien que conservatrice des affaires de l’Etat, qui soit mise en cause. Il faut très vite punir avant d’être puni.

Dimanche 18 mai, 18 responsables du groupe Soma, dont son Président, sont placés en garde à vue. Les télévisions continuent de diffuser en boucle, les images traumatisantes du soir de l’accident. En 2014, un tel désastre ne peut être balayé en quelques jours par le reste de l’actualité turque, si chargée depuis les évènements de Gezi et le scandale de corruption qui a éclaboussé le premier cercle du pouvoir en 2013.

Trois morts sur la construction précipitée et contestée d’un troisième pont sur le Bosphore le 6 avril dernier, la catastrophe de Soma et le triste record détenu par la Turquie en Europe du nombre d’accidents au travail, tous ces chiffres ne sont pas bienvenus alors que Recep Tayyip Erdoğan s’apprête à annoncer sa candidature à la première élection présidentielle au suffrage universel direct de Turquie.

L’ouverture d’une ligne TGV entre Istanbul et Ankara prévue fin mai suffira-t-elle à contenir les ressentiments d’une partie de la population et à lancer sa campagne  ? A-t-il suffisamment hypnotisé son électorat pour que «  sa  » démocratie surmonte cette épreuve  ? Le résultat des élections municipales de mars 2014, que le Parti de la justice et du développement au pouvoir a encore remporté, prouve que tout est possible. L’intransigeance du Premier ministre et son manque d’empathie, qui lui ont servi dans la gestion des crises qui éclaboussent son régime depuis la grande vague de manifestations antigouvernementales de mai 2013, peuvent-ils cette fois lui coûter quelques soutiens  ? Cela dépend certainement de la façon dont ceux qui sont désignés coupables vont être mis en cause, alors que toute la presse, impatiente, titre ce lundi 19 mai  : «  le temps de l’addition  » est venu.

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