Après la Guerre Froide, la Turquie avait pour principal objectif sa propre stabilité. Elle était devenue, aux yeux de ses voisins, un îlot d'apparence stable, malgré des problèmes de politique interne. La guerre contre la terreur du PKK et les exactions de l’armée turque au sud-est du pays ne permettaient pas à la Turquie de réfléchir sa politique extérieure en dehors du prisme de cette question.
Elle apparaissait tout au plus comme un pont entre l'ouest et l'est, et ne pouvait pas, empêtrée dans une guerre civile, faire valoir sa situation géographique. Après le 11-Septembre 2001 et bénéficiant de trêves dans son combat contre le PKK, la Turquie n’a plus compté que sur cet atout naturel et ses prouesses économiques pour tenter d'exister sur la scène internationale. Mais pour répondre aux changements de dimension des menaces globales, la Turquie mit en place, à la fin des années 2000, une nouvelle stratégie de communication politique. Cette stratégie, développée par le ministre des affaires étrangères aujourd’hui devenu Premier Ministre, le professeur Ahmet Davutoğlu, avait précisément pour ambition de repositionner la Turquie sur l'échiquier de la scène régionale, en tissant des liens plus profonds avec ses voisins à l'est, et en se maintenant au cœur des problématiques occidentales au Moyen-Orient. Il proposait de modifier l'image trop neutre de la Turquie en ne négligeant pas son identité islamique.
Or, la politique extérieure de la Turquie, qui sert plus la politique interne de son illustre leader Recep Tayyip Erdoğan que ses intérêts à l’international, se confronte depuis peu aux critiques de ses alliés à l’ouest comme à l’est, et son indécision voire sa complaisance avec l’ennemi commun à tous ses alliés, l’Etat islamique, agacent profondément.
C’est malgré elle qu’aujourd’hui elle doit faire face à la conflictualité imposée par l’Etat islamique, une stratégie de territoire qui tranche définitivement avec ce que la scène internationale vit depuis 2001, et qu’elle est obligée pour sa sécurité intérieure et sa place dans le cortège des Nations de redevenir une base stratégique pour ses alliés occidentaux.
Elle n’a plus le choix, elle est contrainte d’agir. Son ambition néo ottomane et sa politique sunnite régionale ont eu raison de sa doctrine « zéro problème avec les voisins » qui n’a jamais vraiment fonctionné. Recep Tayyip Erdoğan a perdu sa superbe de Davos, où le doigt, accusateur, pointé sur Israël, il avait tenté de s’imposer comme une figure incontournable du processus de paix au Proche-Orient. Depuis, la Turquie intensifie son commerce avec l’Etat juif.
A présent, il ne lui sert à rien de dénoncer l’Etat juif face caméra, ou encore de crier haut et fort son soutien au Hamas dans le contexte actuel. Recep Tayyip Erdoğan n’a pas besoin de mobiliser ses partisans, il n’a plus de victoire électorale à assurer et il sait que la guerre au Proche-Orient qui ne s’épuise pas, n’est hélas plus la priorité sur la scène internationale. Le Président turc se retrouve au pied du mur qu’il a fait ériger entre la Turquie et la Syrie et n’a d’autre choix que de préparer l’armée, qu’il a tant malmenée, pour répondre à l’Etat islamique.
Cet ennemi n’est pas aveugle. L’EI est violent, armé, sans limite et sans pitié, fanatique. Il sait où il frappe et a des objectifs territoriaux. Contrairement aux Frères musulmans que la Turquie a soutenu ces deux dernières années, l’EI n’a pas d’Histoire, pas de patrie. Pour la Turquie, il ne s’agit plus de se prononcer en faveur d’une idéologie mais de garder son territoire.
Les dirigeants turcs peuvent faire fi des atrocités perpétrées et continuer dans leur mauvaise foi en ne désignant pas l’Etat islamique comme terroriste ou en ne dénonçant pas les crimes commis, le fait est que ce mouvement transnational est aussi terrestre et qu’il va et vient à travers ses frontières perméables et sur son territoire qu’il a directement menacé publiquement.
Il n’est plus question non plus d’envisager de laisser l’Etat islamique voguer ça et là en Syrie et en Irak, en espérant qu’il permette de faire plier Bashar Al Assad. Trop de refugiés affluent sur le territoire turc et les questions humanitaires qui en découlent sont trop lourdes à gérer pour un pays en pleine émergence. La Turquie doit affronter l’Etat islamique pour maintenir son économie ultra-libérale et son pouvoir sur ses sujets, qui supportent mal la promiscuité avec l’étranger et font savoir leur mécontentement un peu plus fort chaque jour.
Alors ne nous y trompons pas, si aujourd’hui la Turquie rejoint la coalition, la France, les Etats-Unis et certains membres de la Ligue arabe, ce n’est pas parce que ses dirigeants sont choqués ou touchés par ce qui se passe en Syrie et en Irak, mais pour rester souveraine dans son territoire.
Les Kurdes indépendantistes du PKK et du PYD (sa branche syrienne), unis après des années de rivalité fratricide, se battent contre l’EI, et devraient en contrepartie recevoir le soutien des grandes puissances occidentales pour réaliser leur idéal. La perspective de voir les Kurdes gagner du terrain est insupportable pour Ankara. Les Kurdes et l’EI lui-même sont devenus trop dangereux pour la Turquie unitaire de Recep Tayyip Erdoğan.
Lire aussi:
Etat islamique : le trouble jeu d’Ankara, Marc Semo et Ragip Duran, Libération, 21 septembre 2014.
La colère de Recep Tayyip Erdoğan à Davos. Jean Marcou, OVIPOT, 2 février 2009.
Erdogan, champion de la cause palestinienne, accuse Israël de "terrorisme d'Etat, AFP, 15 juillet 2014.
La Turquie, un acteur du verbe, hors-jeu, Jean-Paul Burdy, Questions d’Orient,Questions d’Occident, 9 aout 2014.
La politique du Zéro problème avec les voisins, Gencer Özcan, Annuaire IEMed, Clefs, 2012.
Irak: pourquoi les combattants kurdes sont devenus indispensables face à l'Etat islamique, Maxime Bourdier, Le Huffpost avec AFP, 11 aout 2014.