“Moi si j’étais français, je ne voudrais pas que la Turquie construise le plus grand aéroport du monde. Je comprends que les Européens fassent tout pour empêcher la Turquie de le faire.” déclare Hakkı qui va être exproprié par l’agence de construction gouvernementale TOKİ, pour la somme de 25TL le mètre carré contre les 400TL estimés il y a deux ans. « Notre Premier Ministre sait ce qu’il fait, c’est bon pour notre économie. »
Alors même qu’ils sont les premiers touchés par les travaux gigantesques entrepris par le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan, les sympathisants de l’AKP ne remettent quasiment jamais en cause la politique de leur leader. Car bien que le petit village d’Istanbul où vit Hakkı, sur une colline au bord de la mer noire, soit menacé de destruction par la construction d’un troisième aéroport dont la ville pourrait se passer, rien ne justifie de revenir sur la politique du gouvernement.
Car bien que ce gouvernement ait annoncé la possible construction d’un canal parallèle au Bosphore, pour dérouter les vaisseaux de commerce, construction titanesque qui supposerait l’engloutissement du village de Hakkı au profit de nouveaux projets immobiliers, rien ne justifie que les travaux soient critiqués[1]. Car bien que Hakkı n’ait plus de travail et qu’il n’aura bientôt plus de terres, rien ne justifie de ne plus faire confiance au Premier Ministre.
Car finalement, bien que des enregistrements téléphoniques, diffusés sur le net, laissent croire que ce dernier et son fils auraient dissimulé des millions pour échapper à l’enquête de corruption menée en décembre dernier[2], rien ne justifie qu’Hakkı se soulève au risque de ralentir l’essor de la Turquie, seule face aux puissances « impérialistes ».
C’est grâce à cette rhétorique politique que le pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan finit par ne rencontrer aucune opposition. L’impérialisme européen ou américain étant défini comme le seul obstacle nuisant à l’émergence de la puissance turque, toute initiative qui pourrait déranger les Occidentaux est accueillie comme relevant d’une absolue nécessité.
Le Premier Ministre turc réussit à galvaniser les foules et faire oublier tous les soupçons qui pèsent sur lui et sur ses proches, en opposant l’argument irrésistible en Turquie de la résistance aux « pivots extérieurs » (diş mihrak) ou puissances internationales cachées derrière toute critique.
L’argument n’est pas nouveau. Toujours les forces occidentales ont été tenues pour responsables des maux du pays et ce, par toutes les poches de la société et depuis la naissance de la République de Turquie. L’interprétation de l’Histoire contemporaine de la Turquie telle que proposée dans les manuels scolaires ou servie à la soupe du journal télévisé du soir, tend à démontrer que les relations qu’entretiennent les Occidentaux avec la Turquie n’ont pas d’autre but que de la tirer vers le bas ; mais la Turquie a su résister et résistera à l’envahisseur.
Un élève turc commence par apprendre qu’à la fin de la Première Guerre mondiale, les Européens ont envahi les restes de l’Empire ottoman et que la guerre dite d’indépendance (Kurtuluş savası) menée par Mustafa Kemal Atatürk a permis à la Turquie ne pas devenir une colonie française ou grecque. Il est assez banal d’entendre : « De toute façon, les Européens ont envahi notre pays et Dieu merci, nous avons réussi à les battre. » Tous les Turcs ont appris que la France fut autrefois l’ennemi de la Nation, qu’elle fut une menace et pourrait être encore mal intentionnée à l’égard de la Turquie. Par contre, très peu savent dans quelles circonstances elle en est venue à occuper une partie du territoire de l’Empire ottoman après la capitulation de la Triple-Alliance à la fin de la Première Guerre mondiale. D’ailleurs, ni la Première, ni la Seconde Guerre mondiale ne font vraiment l’objet de l’éducation historique des citoyens turcs, à qui l’on préfère enseigner les victoires et les conquêtes de l’Empire ottoman plutôt que de mentionner la place de la Turquie dans les relations internationales du XXème siècle.
Tout cela contribue à conditionner un peuple qui vit toujours dans la peur du démantèlement et ne construit sa mémoire que sur les cendres de la Première Guerre mondiale. Cette guerre, qui pourtant fut suivi de bien d’autres évènements douloureux dans lesquels la République turque a pris part, reste dans l’inconscient collectif et continue de mobiliser tous les ressentiments turcs à l’égard des Occidentaux. Les citoyens turcs n’ont au final pour seuls référentiels historiques contemporains que cette période et celle du dernier coup d’Etat de 1980 : les risques d’une invasion occidentale et l’oppression militaire sanglante de la junte du General Kenan Evren. Ces deux ennemis sont pour tout citoyen turc ce qu’il faut écarter et c’est ce que Recep Tayyıp Erdoğan a compris.
Si aujourd’hui, Recep Tayyip Erdoğan peut compter sur ses partisans, ce n’est pas seulement pour son charisme ou son discours conservateur, mais également parce que son verbe est acide à l’encontre des puissances occidentales et que ses propos trouvent facilement un écho dans une société nourrit par des médias relayant ouvertement ou non les multiples théories du complot qui font fantasmer ici.
Lorsque la série télévisée « La vallée des loups : embuscade » (Kurtlar Vadisi : Pusu[3]) met en scène les opérations musclées des renseignements généraux turcs contre les forces obscures locales ou étrangères, et connaît des records d’audience pendant plus de 7 ans, il n’est pas étonnant que le Premier Ministre, proposant de semblables scénarii pour expliquer les récents scandales de corruption, garde la confiance de ses sympathisants. Pour la majorité d’entre eux, persuadés que tous les mouvements de protestation, l’opposition et la justice sont contrôlés par les Occidentaux et les organisations souterraines turques, « Tout ceci est un sale complot contre la volonté nationale [4]» ne sonne pas faux.
Recep Tayyip Erdoğan, sa politique autoritaire et son parti AKP, bien qu’éclaboussé par de lourdes accusations de corruption, pourraient bénéficier encore aux élections municipales du mois de mars prochain, d’un large soutien populaire. Si les enregistrements téléphoniques se révélaient être authentiques et que son implication directe dans le scandale de corruption de décembre dernier était prouvée, cela ne changerait pas grand chose, puisque que la société turque reste bercée par la version officielle d’une Histoire contemporaine tronquée et continue de vouer une admiration sans borne au « leader » et à son autorité à imposer la dialectique ami/ennemi.
[1] http://www.laviedesidees.fr/Hybristanbul
[2] http://www.liberation.fr/monde/2014/02/25/turquie-erdogan-se-retrouve-au-coeur-du-scandale-de-corruption_982794
[3] http://blogs.mediapart.fr/edition/istanbul-not-constantinople/video/020910/syndrome-de-sevres-quand-tu-nous-tiens
[4] http://www.lemonde.fr/europe/article/2013/12/21/scandale-de-corruption-en-turquie-deux-fils-de-ministres-inculpes_4338424_3214.html